société

L’Haïtien ne traite pas le Nègre comme il traite le Mulâtre

C’est un fait qu’en Haïti le Nègre qui constitue plus de 97 % de la population (Dorélien, 2012) n’est pas l’égal du Mulâtre haïtien dans la jouissance des droits civils, sociaux et économiques. Certes ils le sont devant la constitution mais dans la pratique quotidienne c’est tout le contraire. Dans tous les lieux, on ne traite pas l’homme noir comme on traite l’homme mulâtre. D’ailleurs ces deux classes, hors de quelques espaces de rencontre, vivent à part. Quelles écoles assurent la mixité entre les classes ? Depuis quand avez-vous vu des mariages de fusion, de mélange en Haïti ? S’il en existe, ils sont tout à fait exceptionnels. Nous abordons cette question parce qu’elle intéresse la conscience humaine. Le moment est donc venu de faire connaître notre position.

C’est par l’entremise de son père, le colon blanc, que le Mulâtre a pu bénéficier des avantages lui conférant une place privilégiée dans l’histoire sociale et économique d’Haïti. Le préjugé de couleur, né de la colonisation, constituant un outil de domination, lui a aussi été légué par la peau blanche. Au départ de cette dernière, il s’est élevé en aristocratie, tout en profitant d’un héritage majeur : le nègre haïtien fut l’esclave de son père, par voie de conséquence son esclave. Voilà pourquoi, outre les moyens de production dont il est détenteur, le mulâtre a tendance à jouer à la supériorité, quoique sa mère fut Négresse. Le Nègre haïtien a aussi ses complexes, qui conditionnent sa position.D’ailleurs c’est son semblable, pour se faire remarquer par le Mulâtre, qui le discrimine dans les lieux publics. Dans l’imaginaire collectif haïtien le Noir est synonyme de pauvreté, tandis que le Mulâtre de richesse (Laroche, 1981).

Avant le mouvement noiriste en Haïti ayant conduit Dumarsais Estimé à la présidence (Pierre Etienne, 2007), on pouvait comprendre pourquoi le Nègre cherchait à plaire le Mulâtre par des louanges excessives, parce qu’à l’époque ce dernier était présent dans toutes les sphères de la vie nationale. Pendant que la plupart des Nègres avaient les mains, les poches et la tête vide, le Mulâtre faisait mainmise sur l’armée, l’économie, l’éducation, la littérature, la justice, le pouvoir politique (Joachim, 1975). Aujourd’hui le Mulâtre ne contrôle que l’économie, mais sa position dominante a traversé le temps et demeure intacte. Comment a-t-il pu résister face à la force de nuisance du Nègre ? Deux mots : la solidarité et l’union. Il a respecté à la lettre les consignes de ses ancêtres : << Prenez garde, restons unis, ou les Nègres vont nous dévorer >>. Il a divisé les Nègres tout en s’assurant de renforcer, de façonner sa classe. Mais tout avait commencé par la flatterie, sous le conseil d’Alexandre Pétion : << Eh ! ne voyez-vous pas que le colosse noir est prêt à nous écraser, et nous ne pouvons le dompter qu’en le flattant >> (Schoelcher, 1843).

Depuis 1946 le Nègre a progressé dans tous les domaines, a accès à presque tout. Il contrôle le pouvoir exécutif, législatif et judiciaire mais n’a rien fait pour changer le sort de ses frères. Outre l’argent, un visa (américain, canadien, français) des villas dans les hauteurs de Furcy et en République Dominicaine, son autre obsession est de : mourir d’épuisement entre les cuisses des mulâtresses de vitrines de Pétion-ville, pour répéter Himmler Rebu (2012) dans ”René Préval : le dernier tango ”. En espérant qu’un jour il arrivera à satisfaire son pieux désir, il se met servilement au service du mulâtre, méprise, humilie ses semblables. La faute est à qui si le plus petit des Nègres ne s’est pas émancipé ? La seule vérité, c’est le Nègre haïtien qui est un loup pour le Nègre. C’est lui qui l’endette en dilapidant les fonds du trésor public, l’emprisonne injustement, vole ses terres, offre à ses enfants une éducation au rabais, rend la terre d’Haïti invivable. À ceux-là qui s’obstinent à croire que c’est le Mulâtre qui dirige le pays dans l’ombre, nous dirions que c’est plutôt la volonté du Nègre à être esclave.

Si nous avons à blâmer, commençons par l’employé noir des institutions tant publiques que privées qui priorise le Mulâtre dans les services alors que ce dernier ne lui a rien demandé ; le journaliste noir qui dénigre sur les ondes un autre journaliste noir, alors qu’il n’ose même pas citer le nom du Mulâtre l’accusant de corrompu ; les forces de l’ordre qui tabassent le jeune noir portant son pantalon en-dessous des fesses, alors que face au Mulâtre tapageur ils ferment les yeux ; le Noir professeur d’école qui montre de la fureur contre tout ce qui est noir et qui a tendance à vanter l’intelligence de l’enfant à la peau claire alors que dans sa classe il y a un enfant à la peau très noire qui dépasse tout le monde par l’esprit ; le politicien haïtien, obsédé par le pouvoir et l’argent, qui a détruit la tradition de certaines écoles des années 1990 qui constituaient l’espace par excellence de rencontre de toutes les classes.

Dans toutes les sociétés humaines, l’école a toujours été l’instance par excellence qui facilite l’interaction entre les classes sociales. En Haïti, ce sont les écoles congréganistes qui assuraient un minimum de proximité entre le Mulâtre et le Noir de toutes les catégories sociales. Mais depuis le renversement du président Jean-Bertrand Aristide en 2004, marquant la détérioration des rapports structurels humains en Haïti, ces écoles ont été délaissées par les Mulâtres par peur du pays plongé dans le chaos et la barbarie. Donc la volatilisation de la tradition du « melting pot ». Depuis, chaque catégorie sociale évolue dans sa petite sphère ; le Mulâtre a construit son école, sa boutique et autres. Dans un tel contexte, aucune possibilité d’un fond commun pour sortir le pays dans ce pétrin.

Comment peut-on qualifier la relation existant entre le Nègre et le Mulâtre aujourd’hui ? Un rapport de domination et d’exploitation dans le secteur du commerce. Le Mulâtre finance le politicien noir lors des élections tout en attendant le retour de l’ascenseur qui n’est autre que les contrats juteux ; il le soutient dans les mouvements de prostestation visant le renversement d’un pouvoir si et seulement si cela lui permettra d’accéder aux franchises douanières ; il lui donne du travail avec un salaire lui permettant soit de tromper la faim, de répondre aux besoins du quotidien ou de se reproduire, ceci en fonction de ses compétences ; il fait charité aux noirs pauvres. À noter que le commerçant noir n’est pas différent. Mais jamais ils se mettent ensemble pour construire le monde haïtien ou l’empire haïtien parce que dans leur jeunesse ils ne se fréquentaient ou ne se pratiquaient pas. Tout petit, le Mulâtre voyait le Noir comme un danger, le Noir enviait le Mulâtre. Ils ont grandi avec cette mentalité. Cet artefact social ne fait que produire une société où le Mulâtre a peur du Nègre, autant que le Nègre se méfie du Mulâtre. D’où le drame social haïtien. Aucune société ne peut dans la peur et la méfiance atteindre le progrès.

Pourquoi le rêve du Noir riche c’est : être accepté au clan des Mulâtres ? Parce que d’une part dans la tête de bon nombre d’Haïtiens fréquenter un Mulâtre suscite le respect, d’autre part pour se démarquer des Noirs pauvres . Faut-il que le foyer du Mulâtre soit ouvert à l’homme noir ? Notre réponse est que chacun est maître de chez soi. Chacun a le libre arbitre quant à sa fréquentation. Si le Nègre haïtien veut être accepté partout où il met les pieds, il doit commencer par se faire respecter, non s’apitoyer sur son sort. Gary Victor (2007), dans Clair de Manbo, a dépeint la triste réalité du politicien noir haïtien. Ce dernier qui cherche par tous les moyens à franchir le seuil du foyer du Mulâtre sans y être invité : << J’ai souvent vu des politiciens noirs pleurer parce qu’on ne voulait pas les accepter aux cercles des hommes clairs. Ils disaient avoir fait de grandes révolutions pour mettre fin à l’apartheid. Malgré cela, les Mulâtres les regardaient de haut avec un air de mépris >>. Après moult refus, pour se venger il attise la haine raciale : << Desalin pral kay Petyon >>. Accuse le Mulâtre d’être responsable de tous les maux dont souffre le pays. Alors qu’il n’y a pas plus raciste que lui : le racisme du Nègre envers les Nègres.

Que demandons-nous à l’homme noir pour le Noir ? Uniquement ce que nous demandons pour le Mulâtre, ni plus ni moins. Nous voudrions qu’il bénéficie dans les mêmes conditions les prêts bancaires dont est bénéficiaire le Mulâtre ; les mêmes traitements réservés au Mulâtre dans les espaces publics ; des écoles promouvant la mixité sociale afin de combattre la peur de l’autre ; les mêmes qualités d’instruction ; qu’on traite le Noir intellectuellement supérieur ou riche comme on traite le Mulâtre intellectuellement supérieur ou riche, et nous ne nous plaindrons pas. Nous dédions ces lignes à ces marchands ambulants rencontrés sous une pluie battante et qui nous ont inspiré cet article. Permettez-nous de partager, chers lecteurs, leur triste rengaine : << En Haïti, vaut mieux être un Mulâtre pauvre que d’être un Noir riche >>. Quant à sa véracité, à vous d’en juger.

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