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L’Agence Nationale d’Intelligence – Une nécessité nationale ou une épée de Damoclès ?

(TripFoumi Enfo) – Face au contexte difficile marqué par la recrudescence du climat d’insécurité dans le pays, le pouvoir du Président Jovenel Moise se trouvant dans l’obligation de répondre à cette situation chaotique, a publié dans le « Moniteur, numéro spécial #40 » le 26 novembre 2020, un décret portant à la Création, Organisation et Fonctionnement de l’Agence Nationale Intelligence, l’ANI, venu compléter les dispositions d’un décret antérieur qui visait déjà le renforcement de la sécurité publique dans le combat contre la prolifération des gangs armés qui tiennent le pays en otage.

La publication de ce décret créant l’ANI a suscité un vif émoi et de nombreuses inquiétudes de la part de pans importants de la société haitienne, particulièrement l’opposition politique et les organisations des droits humains, dénonçant de possibles dérives dictatoriales du Président et atteintes aux libertés démocratiques et aux principes de l’Etat de Droit. Ces préoccupations ont, du coup, relégué au second plan le contexte difficile marqué par la recrudescence du climat d’insécurité dans le pays en lien avec la présence d’individus illégalement armés et d’organisations criminelles comme le stipule l’un des alinéas du préambule du décret. L’ANI représente-t-elle une nécessité nationale ou une épée de Damoclès pour le pays ? Ce texte tentera d’intéresser le lecteur/la lectrice à cette question et d’y apporter quelques clarifications assorties de quelques propositions.

ANI, une nécessité nationale. “S’il y avait un peuple de dieux, il se gouvernerait démocratiquement. Un gouvernement si parfait ne convient pas à des hommes ” disait Jean Jacques Rousseau dans Le Contrat Social. Une manière pour lui de dire que si les hommes étaient capables d’un gouvernement parfait, ils n’auraient pas besoin de gouvernement. Tout nouveau texte légal, quelque imparfait qu’il puisse être, vise, en Droit, à apporter une solution meilleure à un problème particulier. En ce sens, un service d’intelligence dans un pays est un mal nécessaire et c’est l’affaire de tout le monde. La mission principale d’une agence d’intelligence est la collecte d’information ayant un intérêt pour la sécurité du pays.

Le renseignement recueilli permet de limiter les surprises et aussi de donner une idée approfondie des menaces, et de créer des opportunités favorables aux décideurs politiques. La grande majorité du travail d’intelligence est donc la collection des activités et d’information obtenues sous le sceau du secret, et l’analyse des données compliquées. Toutes les informations sont passées au peigne fin pour informer les protagonistes politiques en vue d’agir en conséquence. C’est dans ce cadre que les dispositions de l’article 5 précisent les domaines sur lesquels seront appelés à agir les décideurs : Information/renseignement, prévention et répression des actes de terrorisme, sécurité nationale et paix sociale, surveillance du territoire, trafic illégal d’armes, actes de déstabilisation etc. Les fortes commotions socio-politiques – que subit le pays en liaison avec la montée d’une insécurité intenable qui frappe aveuglément toutes les franges de la société haïtienne allant de petits gens aux classes les plus aisées- justifient, selon nous, la création d’une agence d’intelligence en Haïti.

En réalité, on aurait tort comme les organisations et les partis politiques tendent à le faire croire de juger de la pertinence d’une Agence d’Intelligence à la seule aune de la légalité car les dispositifs secrets sont souvent illégaux. Un Agent d’Intelligence agit dans l’ombre et le secret représente son univers. Il faut éviter cette hypocrisie et tout expert en sécurité vous dira que le chemin qui sépare l’action de l’Agent du légal à l’illégal est souvent très ténu voire souventes fois inexistant.

De fait, il n’est pas du tout crédible de prétendre que le pouvoir n’a pas de compétence juridique et ne doit rien faire face à la problématique de l’insécurité. Le Chef de l’Etat a un mandat constitutionnel et moral pour défendre le pays contre les gens mal intentionnés, les ennemis visibles, invisibles, internes ou externes qui entravent sa souveraineté.

De plus, l’Agence Nationale d’Intelligence doit valoriser l’expertise, la précision, et la manipulation des informations. Elle doit avoir dans son sein des experts en analyse et collection de données, surveillance physique et électronique, intelligence/ contre intelligence nationale, toxication, intoxication, et enfin des agents aguerris dans le domaine d’infiltration, reconnaissance, et intervention armée. Cette agence sera un centre d’information pour l’armée, la police, le gouvernement et les autres agences internationales des pays amis. Pour mieux servir le pays et accomplir sa mission, l’ANI doit être dotée d’une structure d’autorité solide et équilibrée (articles,2,3,4, et 6).

ANI une épée de Damoclès. Cela dit, il faut admettre que l’ANI comporte des dispositions suscitant des craintes pour la démocratie qui fournit le cadre naturel pour la protection et la réalisation effective des droits humains et ceci compte tenu du déficit démocratique et de la faiblesse des institutions comptant parmi les principaux obstacles qui entravent l’exercice de tels droits dans le pays. Par exemple, l’article 49 – que le gouvernement a prévu de réviser- et qui stipule que l’agent d’intelligence ne peut être traduit en justice est particulièrement effrayant même si l’article a pris soin de préciser que c’est dans l’exercice de ses fonctions. Le pouvoir qui est donné à l’ANI est légitime afin qu’elle puisse s’acquitter de ses tâches, néanmoins, il est un peu ambigu.

La réalité est que nous sommes un peuple meurtri par les exactions du passé et l’ANI apparait aux yeux de certains comme une structure susceptible de réveiller les vieux démons. En effet, par le passé, les chefs d’états haïtiens ont pris le malin plaisir de vassaliser les agences de renseignement cyniquement pour assujettir le peuple et de créer une psychose de peur chez les opposants. Nonobstant la peur provoquée par le concept de service intelligence, on ne devrait pas automatiquement se référer aux infâmes SD (Service Détaché) mais pour le peuple « Sécurité Duvaliériste » ou à SIN « Service Intelligence National » sous les régimes militaires, à la création de l’ANI. Après avoir lu le décret portant sur la création, organisation et fonctionnement de l’ANI, il est difficile de mesurer l’impact positif des opérations des agents de l’ANI sur le respect des droits humains. Par exemple, l’article 50 fait de l’agent à la fois juge et exécuteur jusqu’à preuve du contraire. L’article 50 devrait être sous-entendu dans la pratique et non stipulé ainsi, on peut comprendre la peur qui s’installe dans la société haïtienne parce qu’elle ne veut pas revivre les jours ténébreux du régime des Duvalier. Revenir à une culture de délation sera comme boire un cocktail de cyanure.

On comprend donc, par ainsi, la logique des organisations de la société civile et de la classe politique de percevoir l’ANI comme une épée de Damoclès. Cependant les dispositions diverses du décret, les articles 50,55,66, et 67, montrent que la réalité est loin de correspondre aux fantasmes à cause de notre culture politique d’asservir les institutions étatiques à des fins politiques et personnelles. Comme dit l’adage, « le chemin de l’enfer est pavé de bonnes intentions » ; le pouvoir qui est donné à l’ANI est légitime afin qu’elle puisse s’acquitter de ses tâches, néanmoins, le pouvoir qu’on lui a confié est sombre. Le gouvernement doit réviser les dispositions diverses du décret pour mettre le peuple en confiance. L’article 55 devrait être notamment retouché pour faire apparaitre clairement la place et le rôle du futur parlement dans l’amélioration du contrôle démocratique de fonctionnement de l’ANI. De même, on devrait pouvoir faire confier au Conseil National de Sécurité et de Défense, prévu dans l’article 5, la mission de développer un Code de Déontologie qui fixerait les moyens légaux de l’Agent de l’ANI d’accéder aux résidences des citoyens et à leurs données. On doit se rappeler que le pourvoir de l’ANI caractérisera sa relation avec les différents secteurs du pays. Cela peut donner des résultats non désirés si son directeur général ou le gouvernement prend une approche autocratique parce que psychologiquement une institution agit selon la personnalité de la personne qui la dirige.

J’ai eu la chance de servir mon pays à titre d’officier commissionné de l’académie militaire d’Haïti et commissaire de police de la PNH ; aujourd’hui, je vous dis en toute franchise que la situation actuelle du pays exige le renforcement de notre police estropiée, notre armée embryonnaire, et la création d’un service renseignement fiable, professionnel, et apolitique. J’ai participé et collaboré à de nombreuses opérations militaires et policières au cours de ma courte carrière dans les forces de sécurité du pays, l’intelligence était la clef de ma réussite sur le terrain des opérations.

En conclusion, les dispositions du décret présidentiel du 26 novembre 2020, ambitionnent de procéder à la restauration d’un état démocratique sécuritaire pour mettre fins aux kidnappings et renforcer les forces de sécurité du pays. C’est un changement osé vue la conjoncture politique du pays mais l’intention en soi est bonne. Les passions et les émotions dominent les dialogues politiques autour de la création de l’ANI, cependant le pays a connu plus de cinq années de chaos, de peur et d’amertume, il est temps de mettre fin aux atrocités des bandits politiques et criminels.


Wenceslas Douzable
Spécialiste en sécurité et éducation
[email protected]/ 754-779-6491

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