Opinion

À propos du mandat présidentiel: Pourquoi Eric Sauray et Pierre Egea se trompent

Dans le texte ci-après, Me Sonet Saint-Louis, professeur de droit constitutionnel à l’Université d’État, répond au juriste, M. Éric Sauray, docteur en droit public, qui avait vertement critiqué les titulaires de la chaire du constitutionnalisme haïtien de l’université Quisqueya. En ripostant, le juriste ne manque pas de démonter les assises juridiques de la démarche de M. Sauray.

Je n’aime pas déplaire. Mais devant certaines monstruosités intellectuelles, j’ai le devoir moral d’être debout. Il est de ces positions soi-disant neutres mais qui alimentent le fascisme, comme celles qui font accroire que l’article 134-2 serait imprécise, ambiguë et contradictoire, donc hors d’usage.

Haïti ne se trouve pas dans imbroglio juridique du fait que des groupes de citoyens ont une interprétation différente des articles 134-1 et 134-2 de la Constitution. Ou encore en raison de l’absence d’un Conseil constitutionnel. Fruit de l’amendement de 2011, celui-ci n’a pas été mis en place ni sous le gouvernement de Michel Martelly ni de celui de Jovenel Moïse pour des raisons évidentes. Il n’y a ni confusion ni contradiction dans la Constitution de 1987 en ce qui concerne le début et la fin du mandat présidentiel en Haïti.

Cette confusion dans laquelle on essaie de plonger la société haïtienne est organisée et entretenue par le Président Jovenel Moïse, son équipe et ses tuteurs internationaux qui, selon toute évidence, semblent avoir un intérêt à le maintenir au pouvoir et à contrôler la politique en Haïti. Et ce contrôle passe par l’emprise sur le droit.

Le droit demeure aujourd’hui une affaire de contrôle. Ce qui explique que le discours sur le droit n’est jamais neutre, aussi bien dans la fabrication des règles que dans leur application. Comme la société est un nœud de conflits et de contradictions, il existe toujours des forces internes et externes qui cherchent constamment à contrôler le droit et à s’en servir.

C’est la raison pour laquelle, depuis un certain temps, on crée une crise constitutionnelle chez nous, comme si la Constitution n’a pas de solution à la crise actuelle. Ce qu’on appelle « crise constitutionnelle » n’est que le refus de respecter les règles pourtant précises et claires et aussi une manière d’empêcher toute solution juridique à la crise. En effet, experts, politiciens, simples citoyens, tout le monde en parle. Tout le monde découvre le droit, ce lieu de consensus. Le droit devient l’affaire de tous, le champ privilégié où se disputent les intérêts politiques et économiques. Lorsqu’il s’agit d’une question constitutionnelle comme celle qui est posée ici, tout le monde est légitime pour en parler. Le droit est ce que collectivement nous décidons de mettre en jeu. Dans ce cas, tout le monde est compétent pour rappeler ou dénoncer ce qui est en jeu.

Sur le terrain de la légitimité du droit, il n’y a pas que les juristes. Le droit est loin d’être une affaire exclusivement réservée à ces derniers car on ne saurait exclure les autres professionnels qui se situent en dehors des forums judiciaires. Mais il revient toutefois aux experts du droit de l’interpréter.

Eric Sauray en tant que professionnel du droit, d’une part et universitaire d’autre part, a le droit d’avoir des opinions à propos d’un fait ou d’une question d’intérêt général. Personne ne peut lui enlever le droit de dire ce qui lui paraît être sensé. Mais on attend de lui, comme juriste militant dans l’arène du droit, une analyse éclairée susceptible de faire avancer le débat.

Le temps constitutionnel et le temps politique
L’article 134-2 est le consensus érigé pour nous permettre de rester dans le temps constitutionnel, de résoudre le décalage entre le temps électoral et le temps constitutionnel, peu importe la manière dont nous planifions le temps politique. Le temps constitutionnel prime sur le temps électoral souvent soumis aux caprices de nos gouvernants. On peut dénoncer ce consensus social qui est la raison d’être de l’article 134-2, fruit de l’amendement de 2011. Tout amendement étant créateur de nouvelles normes, c’est donc à la raison d’être de cette nouvelle normalité qu’on doit s’en tenir.

Une question juridique qui m’a semblé importante à recoudre dans ce débat : le temps de la présidence provisoire de Jocelerme Privert a-t-il suspendu le temps présidentiel ou le mandat présidentiel en cours le 7 février 2016 ?

L’arrivée de Jocelerme Privert était un fait illicite puisqu’elle viole la norme fondamentale. L’action du parlement qui a fait choix de lui à l’époque, a été un acte abusif dans la mesure où il a exclu la Constitution de 1987. Tout fait illicite engage la responsabilité de son auteur : il ne saurait en être autrement. Son comportement est à l’origine de toute conséquence juridique engendrée par ce fait. Et dans ce cas précis, le fautif, c’est le sénateur Jocelerme Privert et la victime, Jovenel Moïse. On ne comptabilise pas le fait illicite et celui-ci ne peut pas produire des effets juridiques.

Le temps de Privert est celui du successeur du Président Michel Martelly. Si les élections avaient été organisées aux termes de l’accord du 6 février 2016, le successeur de Martelly aurait perdu quatre (4) mois de son mandat présidentiel. Si le président Jovenel Moïse avait été installé immédiatement après la proclamation des résultats de novembre, il aurait perdu dix (10) mois de son mandat présidentiel en appliquant scrupuleusement l’article 134-2.

Les retards enregistrés dans le processus électoral et l’annulation de celui-ci ne peuvent en aucun cas affecter l’échéancier constitutionnel, donc le temps constitutionnel. Le temps est une grandeur continue. Sans la continuité du temps, un traitement mathématique du temps est impossible. Le temps présidentiel est inscrit dans une échéance constitutionnelle dont dépend l’événement présidentiel. Selon Leibniz, la continuité du temps est idéale et se laisse appréhender dans la durée. Dans ce cas, nos manipulations, nos actions doivent être assez constantes et régulières pour répondre à celles du temps qui est continu uniforme et simple comme une ligne droite (Leibniz, “Nouveaux essais sur l’entendement”). D’où le problème de la gestion et la planification du temps. Chaque temps a sa propre durée dans un temps plus long. Ainsi, la durée du mandat des élus s’inscrit dans des échéances bien précises.

Comme l’a bien souligné Emmanuel Kant, le temps n’existe pas en soi : n’existent que les phénomènes qui le constituent. Le temps est successif. En effet, les différents temps ne sont que des parties du même temps. Il n’y a pas de discontinuité entre le temps de Privert et celui de Jovenel. Ces deux temps pris individuellement font partie d’un même temps à l’intérieur duquel ces deux événements se sont déroulés. Ce temps examiné est le temps présidentiel qui a une durée de cinq ans. Dans l’intervalle de 5 ans, on peut avoir plusieurs événements, c’est qu’indique l’article 149 de la Constitution.

Le contexte de l’adoption d’une loi
Comme on le sait, l’interprétation de la loi est un exercice contextuel. Pour comprendre l’article 134-2, le juriste compétent doit se déplacer devant ses canons du positivisme juridique, pour aller vers le contexte d’adoption, le déploiement et les raisons de cette disposition. Comme l’a souligné Dr. Josué Pierre Louis, cette disposition répond à une nécessité : il faut donner chercher sa raison d’être. Donc, l’interprétation se dirige vers une analyse contextuée, pour répéter Madame Danielle Pinard mon ancienne Professeure de droit constitutionnel à l’université de Montréal et Jean François Gaudreault- Desbiens.

L’article 134-2 n’est pas dénué de sens par rapport à l’article 134-1. Il faut présumer de la cohérence du législateur lorsqu’on analyse deux dispositions d’une même loi. Les articles 134-1 et 134-2 ne relèvent pas de contradictions ou de deux logiques concurrentes. Ces deux articles pris individuellement pourront sembler contradictoires, mais ils s’inscrivent dans un ensemble cohérent de dispositions formant le texte. Il est tout à fait correct et légitime.

Il y a une dérogation constitutionnelle de la part du législateur qui suspend la règle générale prévue à l’article 134-1. Au cas où les élections n’auraient pas lieu selon les dates constitutionnelles en raison de cette situation exceptionnelle, dans un souci de cohérence, le législateur crée une règle dérogatoire afin de s’ecarter provisoirement à ce qui est établi par une règle commune dite générale. Donc, toute interprétation des articles 134-1 et 134-2 doit éviter leur morcellement et leur discontinuité. Chacune de ces dispositions a ses propres effets suivant le contexte. Ces deux articles présentent une unité logique suffisante qui ne donnent lieu à aucune contradiction et ambiguïté. En interprétant une loi, on ne peut pas séparer ses dispositions les unes des autres. Il faut donner à chacune le sens qui en résulte de l’ensemble et qui lui donne effet (Pierre-André Coté, « Interprétation des lois »).

Il importe de souligner que l’article 134-2 est une création de l’amendement de 2011. Les deux dispositions ont été votées en même temps et font partie du même corpus constitutionnel. Il serait pour le moins étonnant qu’en adoptant l’article 134-2, le législateur ait oublié l’article 134-1. On le répète souvent dans l’arène juridique au Canada que l’interprétation des lois est un exercice contextuel. Ainsi, dans la recherche de l’intention du législateur, il faut présumer que sa pensée est cohérente particulièrement lorsqu’il s’agit d’interpréter l’interrelation entre deux dispositions de la même loi.

C’est de cela qu’il s’agit ici en interprétant les deux articles cités ci-dessus. Chacun d’eux contribue au sens de l’ensemble, de chacun et au contexte de leur application. C’est pourquoi, j’enseigne à mes étudiants dans l’analyse des textes, comme me l’ont appris mes anciens professeurs au Québec, de chercher à éviter en premier lieu et dans la mesure du possible la contradiction entre les deux dispositions d’une même loi mais de faire valoir la cohérence du législateur.

La dérogation n’est pas la norme
Contrairement à ce que pense Dr Éric Sauray, il est possible pour le parlement ou le législateur d’élaborer une disposition ou une loi qui soumet l’ensemble de ses lois à une disposition dérogatoire. C’est le cas par exemple de l’article 33 de la Charte canadienne des droits et libertés. La dérogation n’est pas la norme. Elle est une mesure exceptionnelle prise dans une situation d’urgence. En ce qui concerne le cas d’Haïti et plus précisément la durée du mandat présidentiel, la Constitution en son article 134-1 établit une généralité à laquelle une disposition dérogatoire a été ajoutée. Dans une situation normale, la clause dérogatoire n’a pas vocation à s’appliquer. Elle est conçue pour pallier à une situation d’urgence. C’est exactement le sens de l’article 134-2 de la Constitution. Elle est perçue comme une sorte de fiction juridique, pour répéter Jean Louis Bergel donnant ainsi à la loi sa cohérence et sa technicité.

Cette urgence est doublement traduite par l’adverbe “immédiatement” inséré dans l’article 134-2, qui ne correspond pas à une fixation de date mais traduisant une urgence. En tout état de cause, ce vocable invalide le 7 février, date symbolique et officielle, pour la prestation de serment du président de la République. Le Président Jocelerme Privert l’avait utilisé à son profit, puisqu’il avait, à l’époque, l’initiative du temps politique, en décidant de rester au pouvoir jusqu’au 7 février 2017.

Malgré tout, cette désinvolture du sénateur Privert n’a aucun effet réel sur le temps présidentiel, encore moins sur l’annulation du processus par ce dernier, comme le prétendent les partisans de 2022. La raison de cette disposition était pour contrer les péripéties politiques et rester dans le temps présidentiel selon lequel tous les cinq ans Haïti doit élire un nouveau Président.

C’est dans un souci de cohérence au texte constitutionnel que le décret électoral de 2015, en son article 239, avait repris la clause dérogatoire en s’appuyant sur la principe de la primauté du temps constitutionnel sur le temps électoral. C’est d’ailleurs ce même principe qui a été évoqué par le président pour décider en janvier 2020 du renvoi des sénateurs élus pour six ans mais que les retards dans la planification du calendrier électoral avaient fait en sorte que leur mandat avait commencé deux ans avant la date de leur entrée en fonction. Il devrait, selon moi, appliquer cette disposition pour lui-même, au nom d’un principe général qui est celui de l’égalité des citoyens devant la loi, lequel constitue le fondement de notre système juridique national consacré à l’article 18 de notre loi-mère.

Ceci dit, c’est au travers d’un texte ou d’une parole que la loi est élaborée. Ce fait évident nous conduit à reprendre la question de Stefan Goltzberg : dans quelle mesure la compétence grammaticale est-elle une condition à l’accès au droit, à la création de la règle de droit et à son interprétation ? Autrement dit, la grammaire est-elle un outil que le juriste doit acquérir afin de lire ou de créer la loi ? L’adverbe “immédiatement” accolé à l’article 134- 2 est à souligner.

La Constitution est un tout
Une connaissance de la grammaire juridique ou du langage de la loi aurait évité au Dr. Éric Sauray et son collègue français, Pierre Egea, cette interprétation erronée de l’article 134-2 de la Constitution de 1987 dans sa version amendée. On se demande si le français ne serait pas en déclin dans les universités en France ?

L’une des fautes qu’on relève dans le texte de M. Eric Sauray est qu’il interprète la Constitution par raccourci ou par morcellement.

Une constitution est un tout cohérent. Par exemple, une observation fondamentale de l’article 284-2 nous indique clairement que le mandat de Jovenel avait commencé le 7 février 2016 et pris fin le 7 février 2021. Cet article qui ne concerne que l’amendement constitutionnel fait coïncider deux faits : le temps présidentiel et le temps législatif. Le processus électoral avait démarré pour les députés ainsi que pour le Président en 2015, de la cinquième année du mandat présidentiel. La durée d’une législature est de quatre ans. Le mandat présidentiel est de cinq ans. Débutée en 2016, la 50ème législature avait pris fin en 2020 aux termes d’un mandat de quatre ans, ce qui amène à douze mois le délai situé entre la fin de la législature (4 ans) et le mandat présidentiel (5 ans). Ces deux faits sont intimement liés. À la date de la fin d’une législature, commence la cinquième année du mandat présidentiel. À partir de cette période, le président en exercice ne reste que douze mois à passer au pouvoir et non vingt-quatre mois.

C’est pourquoi la Constitution prévoit que la déclaration d’amendement doit être faite qu’au cours de la dernière session ordinaire d’une législature (art 281-1 de la Constitution). La législature suivante statue l’amendement proposé (art 283 de la Constitution). Et celui-ci ne peut entrer en vigueur qu’après l’installation du prochain président élu de sorte que le Chef d’État sous le gouvernement duquel l’amendement a eu lieu, ne puisse bénéficier des avantages qui en découlent (art 284-2). Cette procédure chevauche ou s’étend sur deux législatures dans la durée du mandat présidentiel qui est de cinq ans.

Il n’y a pas d’ambiguïté, ni de contradiction dans la Constitution haïtienne en ce qui concerne le début et la fin du mandat présidentiel en Haïti, même si certains gouvernements étrangers et l’oligarchie haïtienne le soutiennent dans le but de continuer à supporter Jovenel Moïse en dehors du droit. Du côté de cette communauté internationale, on ne peut que déceler une sorte de duplicité lorsqu’ils mettent en avant les principes démocratiques, l’État de droit et les droits fondamentaux alors qu’au fond ils ne font que défendre leurs propres intérêts. Pour combien de temps encore Jovenel Moïse aura le support de l’étranger ? L’appui de Washington suffira-il sur le long terme à Jovenel Moïse ?

Ce que nous demandons à cette communauté internationale, ce n’est une mise sous tutelle d’Haïti, comme en 2004, après le coup d’État international contre le Président Jean-Bertrand Aristide, pour répéter l’historien politologue Leslie F. Manigat. Ce que nous exigeons, c’est qu’elle respecte la Constitution haïtienne et qu’elle permet aux Haïtiens de mettre en place un régime transitoire pour un retour à l’État de droit. La coopération internationale sera toujours la bienvenue mais il y a des Haïtiens en Haïti et à l’étranger qui sont capables de décider de l’avenir de leur pays et de définir le schéma directeur du développement chez eux.

Je conclus que le texte d’Eric Sauray et celui de Pierre Egea révèlent à la fois de l’imprudence et de l’intimidation intellectuelle, ce qui traduit le besoin des intellectuels incertains au service de la non éthique. Dans notre monde globalisé, le produit intellectuel est un produit comme tous les autres. Qu’il soit sollicité ou non, il y a une exigence de qualité à laquelle nous devons tous nous soumettre, indépendamment du goût du consommateur final, compétitivité oblige. Comme dans tout évangile sérieux, il y a deux testaments, l’ancien et le nouveau, dans toute denrée de consommation, il y a les produits avariés, donc jetables,et les frais consommables . Les exigences de qualité sont plutôt associées à ces derniers.

En écrivant ce texte, c’est à cette exigence que nous tenons. J’espère que les consommateurs du bon droit seront satisfaits et feront un usage intelligent de mes idées.

Sonet Saint-Louis av
Professeur de droit constitutionnel
Université d’État d’Haïti.
Droit des affaires UNIFA
Professeur de philosophie.
Doctorant en droit
Université du Quebec à Montréal
Montréal, 23 février 2021.
Tel : 37368310/42106723
Email : [email protected]

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