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Les universités haïtiennes sont à “universitariser”, selon les thèses du Dr. Yves Dorestal sur la réforme universitaire

(TripFoumi Enfo) – Si selon les propos du professeur Yves Dorestal « seule la crise n’est pas en crise en Haïti », en ce qui à trait aux crises structurelles et conjoncturelles que connaissent les universités de la République, en particulier l’Université d’État d’Haïti, le Dr. en Philosophie martèle d’entrée de jeu qu’il faut « universitariser » l’université haïtienne ; une façon pour lui de dire que cette dernière sera telle, une fois qu’elle sera conforme aux règles internationales régissant la matière. Il a eu ces propos dans les six thèses publiées en 2017 sur la réforme de l’université. Elles ont été rendues publiques par Pierre Wilcam MONDELUS à l’occasion du 18 mai 2021, jour marquant à la fois la fête du bicolore haïtien et de l’Université. Ici est l’intégralité de son texte.

Thèses sur la réforme de l’université (2007)

1 – À la différence d’autres institutions qui dispensent un enseignement supérieur, l’université, création internationale du Moyen-Age, s’est caractérisée en se développant dans le temps et dans l’espace, par l’universalité et l’unité des savoirs, ses fonctions de lieu de transmission et de production de connaissances, d’école de démocratie et d’instrument de développement au service et au bénéfice des communautés nationales.

Dans les pays dominants, on lui reproche de plus en plus de ne pas préparer suffisamment ceux et celles qu’elle forme aux nouvelles tâches de la société actuelle. Cette crise est une crise de croissance, même une crise de vieillesse.

Certains veulent la résoudre en désuniversitarisant c’est-à-dire en renforçant unilatéralement la dimension professionnelle de l’université, en insistant sur son rôle de reproductrice et de productrice de savoirs utiles et rentables.

Haïti est un pays à statut singulier parmi les pays périphériques. L’institution qui pendant longtemps a exercé un monopole sans partage de dispensatrice d’un enseignement universitaire est aujourd’hui également en crise. Mais cette crise est d’une tout autre nature. On peut l’appeler une crise infantile ; même une crise de grossesse.

L’Université d’État d’Haïti est à universitariser ; contrairement à ce qui s’est toujours passé ailleurs, elle n’a été jusqu’ici qu’une réunion problématique, après coup, d’écoles supérieures indépendantes.

2 – La réforme de l’U.E.H doit être une réforme fondatrice, elle seule peut la rendre capable d’affronter trois défis majeurs du temps présent :

  • la perte du monopole de lieu unique de formation universitaire ;
  • les contraintes institutionnelles de l’intégration régionale sur plan universitaire ;

les effets de la globalisation dans le camp académique.

La référence à l’hégémonie que lui consacre la constitution de 1987 masque le fait que l’U.E.H devra affronter la concurrence difficile à venir sur le plan de l’excellence académique des meilleures universités privées. Elle ne peut pas non plus exercer un leadership si elle n’applique pas à elle-même les normes d’excellence académique qu’elle réclame des autres.

L’U.E.H doit résoudre une situation inédite dans l’histoire de l’université. Les universités de la République Dominicaine sont déjà en train d’accueillir un nombre d’étudiants/étudiantes supérieur à celui qui est immatriculé à l’université nationale.

L’Université d’État d’Haïti ne peut pas demeurer indifférente aux transformations universitaires mondiales. Elle a, dans le passé, comme université francophone, entretenu des relations privilégiées avec les universités françaises. Or, comme effet de la signature des accords de Bologne, la France, comme d’autres pays européens à tradition universitaire propre, est en train de structurer son espace académique en fonction des normes de la nouvelle politique universitaire européenne.

Le renforcement de son statut de dépendance sur le plan économique, financier, militaire rend le pays de plus en plus incapable de résister aux diktats des pays dominants.

La dépendance universitaire sera bientôt au rendez-vous de la liquidation accélérée de la souveraineté nationale. L’Université d’État d’Haïti sera-t-elle de plus en plus un appendice d’universités étrangères ou deviendra-t-elle un dernier bastion de la résistance intellectuelle nationale ?

Il est minuit moins une. Nous sommes engagés dans une course effrénée contre la montre. Si l’U.E.H ne peut pas s’autoréformer en fonction des besoins et des critères propres du pays, elle n’échappera pas, comme c’est déjà le cas de nombreuses universités des pays périphériques, au sort de se voir imposer une réforme de l’extérieur.

3 – L’U.E.H doit dresser le bilan des formules de solution passées et présentes : l’immobilisme, la réforme précipitée sans vision stratégique cohérente, les réformes sectorielles sous recommandation étrangère et sans une perspective totalisatrice, les politiques de modernisation partielles autonomes sans un plan d’ensemble, les solutions inspirées par la séduction populiste et par des démarches gauchistes.

Pendant longtemps, même trop longtemps, tous les discours de la réforme se sont heurtés au barrage résistant des pratiques immobilistes. Aujourd’hui nous sommes en pleine dynamique de la réforme précipitée. Nous mettons la charrue avant les bœufs. Nous introduisons des maitrises nouvelles alors qu’il serait logique de commencer par renforcer les anciennes maitrises. Nous prenons les dispositions pratiques pour être une université de deuxième cycle alors que nos structures académiques sont encore celles d’une université de premier cycle et qui, à seulement considérer le critère du personnel enseignant, sont lacunaires du point de vue des normes internationales.

Nous prolongeons les effets négatifs de la maladie infantile de l’U.E.H : son impensé unitaire et centripète en ayant cru trop longtemps qu’il suffisait de moderniser quelques éléments sans penser à un effort simultané de restructurer le tout.

L’U.E.H ne peut pas se réformer en vase clos, globalisation oblige. L’aide étrangère est indispensable et incontournable. Mais nous avons une obligation patriotique envers notre peuple de penser sa réforme en traduisant en elle ses aspirations profondes et non pas en nous courbant devant les tendances dominantes de la mondialisation académique.

Depuis la première grève des étudiants de 1929, jusque dans les conjonctures démocratiques de la fin du XXe et du début du XXIe siècle haïtien, une même revendication a été martelée de façon insistante : celle d’une université démocratique accessible aux couches défavorisées de la nation haïtienne. Mais l’expérience des universités populaires montre qu’il est nécessaire de trouver les formes épistémologiques adéquates pour réaliser ces revendications politiques générales.

4 – Le processus de construction d’une université nationale a été caractérisé dans l’histoire académique de notre pays par un bricolage théorique permanent reposant sur l’empirisme le plus plat. La France a eu Diderot et Comte, l’Allemagne Schleiermacher et Humboldt, l’Italie Labriola et Gramsci, l’Espagne Ortega y Gasset et Unamuno, l’Amérique Latine, Alejandro Horn et Darcy Ribeiro.

Nous n’avons pas eu de penseurs systématiques de l’université. Pourtant nous aurions pu nous inspirer de certaines réflexions de Dantès Bellegarde, de Louis Mars, de Pradel Pompilus, etc. pour développer une approche haïtienne de l’université qui aurait pu également tirer parti de certaines pratiques concrètes comme celles de l’Institut d’Ethnologie à l’époque de Roumain et des Mars, de l’École Normale Supérieure à l’époque de Pradel Pompilus, de la Faculté de Médecine au temps du Dr. Audain.

5 – Nous avons besoin d’une réforme de l’université qui rende l’U.E.H capable d’apporter une contribution décisive pour rompre la dépendance économique, politique et culturelle du pays et lutter contre le développement du sous-développement.

L’U.E.H ne doit pas former des déracinés (Dantès Bellegarde). Les savoirs qu’elle enseigne doivent permettre de connaitre et d’interpréter le réel haïtien (Louis Mars) afin de le transformer.

À la différence des universités privées, l’U.E.H ne doit pas être une institution reproductrice de la question sociale haïtienne mais bien au contraire un élément marquant de sa solution en prenant parti pour une société beaucoup plus juste.

Elle doit être également une école de démocratie. Elle doit non seulement transmettre les valeurs mais stimuler les comportements démocratiques et ainsi renforcer les structures favorables à l’épanouissement d’un régime de libertés dans notre pays.

À l’heure de la globalisation et de l’intégration continentale et régionale, l’U.E.H doit effectuer un statut qualificatif dans le développement de son profil universaliste en privilégiant les champs de savoir qui sont les conditions d’une compréhension de la problématique mondiale, continentale et régionale. Dans un pays où les femmes représentent 52% de la population, l’U.E.H ne peut pas rester indifférente à la problématique de genre. Elle doit se mettre en harmonie avec la tendance des institutions universitaires du monde en introduisant les études féministes et doter la société haïtienne des instruments théoriques pour la lutte contre les discriminations sexistes.

La société haïtienne n’est pas seulement, comme l’avait vu Anténor Firmin, caractérisée par le sous-développement économique, elle est aussi une société délabrée psychologiquement et moralement. La réforme de l’U.E.H doit comprendre une dimension éthique, humaniste si elle veut participer à l’avènement du nouvel homme haïtien, de la nouvelle femme haïtienne.

6 – La question à formuler aujourd’hui n’est plus : réforme ou pas de réforme universitaire ? mais quelle réforme ? Aucune réforme universitaire n’est possible aujourd’hui sans une vision théorique, stratégique et tactique de la réforme.
La réforme de l’U.E.H ne doit pas être orientée vers la construction d’une université élitiste. L’U.E.H doit apporter une formation professionnelle moderne mais elle ne peut pas se convertir en antichambre de l’industrie. Elle doit être autonome non seulement par rapport aux instances politiques, mais par rapport aux puissances d’argent. L’éducation universitaire ne doit pas devenir une marchandise et se définir seulement en fonction de l’utilité immédiate de la rentabilité.

La réforme ne doit pas être non plus une réforme technocratique décidée par un groupe d’experts en chambre. Elle doit inclure un mouvement plus large de participation, d’élaboration et de contrôle à la base.

La réforme doit promouvoir la création de structures décentralisées dans le pays en présentant un modèle de décentralisation qui ne soit pas une décentralisation au rabais.

La réforme de l’U.E.H parce qu’elle sera à la fois une reforme fondatrice, refondatrice et de croissance, ne peut être qu’une réforme par étapes. Le grand réformateur et théoricien brésilien de l’université Darcy Ribeiro l’a dit : le besoin le plus immédiat des sociétés latino-américaines est le renforcement des structures démocratiques. Les étudiants/étudiantes représentent l’un des potentiels démocratiques les plus importants de nos nations. Dans cette perspective et à contre-courant des idées reçues, il est important de privilégier les facultés des sciences sociales et de repenser la fonction des facultés des sciences de la nature, des sciences biologiques et des sciences mathématiques.

On ne peut pas tout faire et se mouvoir dans toutes les directions en même temps. La priorité devrait être accordée dans une première étape aux réformes structurantes.
Il faut redéfinir la fonction des organes de direction de l’Université comme l’administration centrale, le conseil exécutif, le conseil de l’université.

La réforme curriculaire ne peut pas donner des résultats positifs si des questions préalables ne sont pas élucidées comme les questions suivantes. L’U.E.H doit-elle rester une université de premier cycle ou doit-elle devenir une université de troisième cycle ?
Nous n’avons pas encore un personnel enseignant suffisamment qualifié sur le plan académique pour être une véritable université de premier cycle selon les normes internationales. Il faut établir un statut différencié de l’enseignant en repensant les concepts de professeur contractuel, vacataire et à temps plein.

Il importe de revoir la différence que nous établissons entre la fonction d’enseignant et la fonction de recherche de l’Université, entre les activités académiques et les activités de recherche si nous voulons développer un nouveau profil de l’enseignant.

A l’heure où l’interdisciplinarité et la transdisciplinarité et d’autres formes de regroupement des savoirs sont inventées dans les universités les plus avancées du monde, nous conservons de formes individuelles de transmission et de production de savoirs qui appartiennent à la pédagogie universitaire du passé. Les facultés peuvent-elles être pensées comme les formes dominantes de regroupement de savoir comme c’était encore le cas à l’époque de Schleiermacher ?

De la même façon que le fonctionnement de l’U.E.H a enrichi l’étude de la pathologie de l’université du point de vue de la théorie mondiale de l’université, une réforme réussie de l’U.E.H, menée suivant une approche intellectuelle systématique serait un laboratoire précieux pour penser les possibilités de transformation de cette institution multimillénaire qu’est l’université à partir d’un point de départ inédit. Mais c’est également une attente urgente de notre peuple.

Yves Dorestal, PhD

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