René Depestre tout simplement, et après ?

Mangeurs enragés de Saint-Armand, de Ketly, de Fignolé, de Trouillot, de Lahens, d’Orcel, de Danny, de Danticat et de Dalembert, n’ouvrez pas la page, vous ne la fermerez plus ! Prudence. Et Jean Genet a dit : « il faut jamais caresser un chat parce qu’on arrêtera plus ». Et un étranger dirait : « il ne faut jamais lire un texte de Depestre parce qu’on arrêtera plus. » [Rires]. Lisez Depestre !
On croirait (ce qui est faux) qu’il ne faut pas être prudent quand on tient à la main un livre. Un livre comme le mât cocagne de René Depestre (son premier roman qu’il a écrit en exil), l’un des plus grands écrivains haïtiens, paru aux éditions Gallimard en 1979. Mais pourquoi en devrait-on être si prudent ? Eh bien ! Parce qu’on ne sortira pas de la même manière qu’on y rentrait. Un vrai « mwen pa prale janm vini an san m pa beni », comme dirait ma mama folle/férue de l’ancien ami de Judas. En effet, le titre interpelle, qu’on pourrait traduire, sans le moindre ustensile linguistique, comme le « mât suiffé ».
« Il était un fois un homme d’action qui était contraint par L’État à gérer un petit commerce à l’entrée nord d’une ville des tropiques ». Ainsi commence le mât de cocagne, à l’instar d’un conte, racontant l’histoire du Sieur, Henri Postel, un ex-sénateur/déchu grand opposant à la dictature Zachariste, giflé et malmené par les soubresauts de la vie. Zombifié. Humilié. Interdit de tout contact avec les autres. D’ailleurs, le consigne Étatique (ONEDA) n’échange pas d’un mot, d’un syllabe, voire d’une lettre « : rien de chaud ni de vivant près de Postel. » Pour arracher ou retrouver sa dignité bien humaine, un beau jour d’octobre, Henri Postel dont beaucoup de ses proches ont été exterminés (famille, amis et partisans), décide de prendre part au tournoi de la montée du mât de cocagne et relever alors un défi un peu saugrenu ; gagner le concours du mât au vu et au su de tout un chacun, principalement Zoocrate Zacharie (Grand Electrificateur des âmes). Et à ceux qui tentent de l’en dissuader de ce choix, cette décision, il a toujours une petite réponse sur la pointe de ses lèvres : « ce mât est le seul chemin qui reste devant moi.» Surtout, pour rejoindre son humanité.
Dans ce texte, qui se lit tel un conte pour le plaisir du lire, avec un prosaïsme saisissant et un style beaucoup plus fluide, peu simple et libre, troué d’humours, de figures de style et d’haitianeries de partout, l’auteur met sur la petite table, dans un brassage de registres et de personnages choisis avec soin, entre autres la question de l’individualisme moral. La destruction de la personne. Du citoyen. Par le bourreau (dictateur). De là, une interrogation : que peut l’individu face à un régime sanguinaire et fantoche qui s’acharne à le détruire ? La réponse ne compte pas… Mais tout et rien.
« Ces jeunes se réfèrent sans doute à mes prédications au sénat. C’est vrai que j’ai crié que la conscience d’un homme ne fonctionne pas mieux qu’un tube digestif s’il ne se sent pas blessé, à titre individuel, par n’importe quelle injustice commise contre n’importe quel homme en n’importe quel endroit du globe. Si c’est ça mon individualisme moral… Ils ont l’impression que tu travailles sur ce mât à ton salut personnel.
- Ils ne croient pas que dans un pays aussi anesthésié que le nôtre, l’exemple d’un individu puisse être un détonateur collectif
- Pas un instant, il ne m’est passé à l’esprit que mon effort individuel pourrait galvaniser le pays… » Page 110, Collection Folio.
En sus de remporter le concours et d’avoir des objets de valeur, on voit chez l’homme d’action Henri Postel, la volonté de se livrer à une re/conquête de liberté. De l’être. Touché jusqu’à être piqué profondément par l’aiguisée flèche du nationalisme. Il s’escrime. Il lutte contre un gouvernement sans cœur. Il s’implique. Il laisse voir son dessein ; engagement. Il cherche à conscientiser les autres. Faire renaître l’action collective de ses cendres un peu mouillées.
À des similitudes claires comme de l’eau de roche, par trois mots dont deux sont toujours chouchoutés par les dictateurs (exil et emprisonnement), et l’autre, adulé par le citoyen lumineux (engagement), l’auteur et le héros du livre Henri Postel, sont deux êtres qui ne font qu’un. Par actes et vécus. On peut appeler Postel « Depestre », et Depestre « Postel ». Ils se lient.
Le mât de cocagne, prix Grinzane Cavour (Turin, 1996, version italienne), demeure implicitement un témoignage puissant du régime Duvaliériste où ployait le pays, il s’inscrit aussi dans une démarche évocatrice d’Haïti, de ses croyances-magico religieuses (vodou), de sa misère et ses espoirs. Inspiré sans l’ombre d’un doute du régime Duvaliériste, comme tant d’autres écrivains de sa génération, l’inclassable romancier, poète et essayiste franco-haïtien, René Depestre nous livre un très beau roman, un vrai récit, qui frôle l’horizon d’un chef-d’œuvre. Ce récit vole tous les beaux/tendres mots qu’on pourrait avoir besoin pour parler d’un beau/vrai roman.
Si l’on revient à l’interrogatif qui structure l’intitulé du travail : René Depestre tout simplement, et après ? On dirait : Un grand écrivain. Rien d’autres. De plus.
Pour rappel : ce roman a été adapté au théâtre par Gérard Gelas et la Compagnie du Chêne Noir, au festival d’Avignon, en 1994.
Vilma Rodeby-Kerby.
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Membre du C.E.L.A.H (Centre d’Etudes Littéraires et Artistiques Haïtiennes)