Haïti

Chronique d’un dimanche après-midi sans fin

« Tout ce qui est dit à propos des œuvres est plus faible que les œuvres », Ingebord Bachmann

Chronique – J’ai mis la même chemise bleu marine dans laquelle j’avais vomi pendant la fête d’un ami. Il faisait l’heure où le jour aussi beau que jeune nous délivrait sa splendeur. Il faisait dimanche sur la ville. Une ville faite par des briques d’amours. Petit-Goâve. Trois syllabes qui ressortaient à peine sur l’ampoule de la bonté, dix mots puis un trait d’union. Un trait d’union entre l’art de vivre et celui d’aimer les autres. Paradoxale. Je devais me rendre au village des vies pliées, la bibliothèque, histoire de participer à une soirée de restitution d’un atelier sur le conte. L’animateur m’avait dit que le « conteur est un citoyen du monde ». Je cachais cela dans un coin de ma tête. En route, le soleil voulait me mordre le crâne. Résistance. Je m’approchais pour ouvrir la porte quand un ami m’a appelé. Je me suis dirigé vers lui. Makson, il est poète. Sa laideur me donnait un fichu coup de point sur le nez. Putain. On était dans un petit boui-boui. On fumait, et les paffes couraient après nos tristesses. Il me parlait de son projet avec un orateur qui veut devenir poète. Il me disait avoir peur de ceux qui écrivent mal. Écume de bêtises. Il me parlait de la sagesse de Bobin et sa force poétique. Un autre ami me parlait de Makenzy Orcel dont il apprécie tant la mythologie. C’est Philippe, un Beat. Il a dit que ce mec était un monstre. Moi : il est un cannibale exquis. Le poète parlait de Les latrines. Moi : Les Immortelles est un bijou sur la vie des putes et une boite de nuit à Calcutta, une galerie où s’amoncèlement les secrets d’une amitié vraie, une belle organisation qui a l’écriture comme secrétaire. Je leur ai dit ce qu’a déclaré Orcel à propos de la poésie. « La poésie n’est pas censée comprendre. Seulement sentir. Sentir jusqu’à pleurer ou vomir ». Le critique dit adorer la langue filante et vertigineuse d’Orcel. Il m’a dit que le style, c’est l’élégance. Il me dit que tout le monde est poète. Il me dit qu’il rêve de devenir un écrivain américain comme Dany. Le poète dit qu’il n’aime pas Dany. Question : pourquoi ? Il me dit que la littérature doit être engagée ou ne pas être la littérature. Moi au poète : Dany est déjà engagé à raconter sa vie (la vie). Je les laisse, sans dire mots. Au village, j’assiste à une serie d’histoires ennuyantes. Somnifères. Je filais, avec eux.

Petit-Goâve, la ville au sein coupé/par mes « je t’aime » blancs.

Moi, le poète et le critique littéraire, nous marchions vers la rue Lamarre. On était sur la route sans Kerouac. Mais son âme était là.

question/une fois (et peut-être une autre).

Pourquoi n’avez-vous pas dit ce que vous vouliez dire de manière simple ? Pourquoi ne pas avoir imaginé une histoire simple et linéaire qui raconte sans détour ce que vous aviez envie de dire ? Pourquoi nous infliger vos aspirations ridicules, tout ce qui vous fait espérer que votre œuvre est à la hauteur de celles que vous admirez ? » Kostis Maloutas.

Il faisait l’heure où les poules ne doivent plus boucher les oreilles aux appels du sommeil. Il fait noir sur la ville. On est à la rue Lamarre. Au centre. On est dans une exposition. L’art adoucit l’âme, mais pas la mienne qui est toujours habitée par des idées-bêtes-sauvages qui m’éreintent. Cet artiste semble avoir reçu un coup de hache dans la tête, dit une voix. Elle oublie les oreilles-murs, les murs-oreilles debout. Le génie et la folie vont de pair, me dit le critique littéraire. Mais le problème, ce que pense tout le monde, c’est avoir du génie. Les tableaux accolés aux murs ont capturé les appâts des gens. Il semble vrai : le tableau appartient à celui qui le regarde, comme me disait Gérard Garouste… On parle. On radote. On donnait des blagues quelques fois qui ne sont pas assez drôles. On se serre la main. On se dit ô combien de bonsoirs aussi soignés que le visage d’un mannequin. On rit. On se défoule. On buvait du clairin trempé. On buvait du thé gingembre, ce qui était mal préparé selon les mots d’une fille à l’air d’une pute retraitée. On observe. On dit des poèmes tantôt bancals tantôt puissants. On sent siffler dans l’air une odeur de vie à écraser les narines, on renifle avec manière de chien. Le temps n’existe pas quand il est question de croquer le bonheur. On reste bercés par le son des tambours comme les ondées du soir. On retravaille le corps de nos instants cassés, avec nos rires et nos mots. On parle des œuvres. L’artiste : la peinture, c’est la vie. Bêtise qui fait le point…

J’ai rencontré encore l’animateur, cette fois-ci, ne laissant pas tomber une pipe de son bec, on parlait du théâtre. Il est un vieux nègre, sans la hauteur d’homme. Il m’a dit aimer sa hauteur. Et qu’il serait immortel si on tirait seulement à hauteur d’homme. Dommage, les flics haïtiens tirent à toutes les hauteurs. Femme/homme. Je lui laisse. Un ami dessinateur nous parle de son envie de quitter le pays. Il nous dit qu’il est un citoyen américain, et qu’il veut habiter l’Amérique. Je quitte l’expo. Il fait noir toujours, pas de l’électricité, les pauvres lumières des réverbères, des motos, des voitures avec ses ronronnements de cochonnes malades nous suffisaient. En autre compagnie, on marche à la recherche d’un bar idéal, dit Jacob pour fêter la vie. Jacob c’est le plus musicien des poètes contemporains… on est dans un bar aussi étroit qu’un corridor. Un son tourne dans la radio, un son qui raconte l’histoire d’un mec plaqué par sa petite amie. On parachute nos peines à chaque gorgée de bière, seul Jacob. Affalées autour du comptoir fait en céramiques, sur des chaises ou des tabourets, on avait une nuit à manger toute crue. Une fille jouait à la flûte. Elle s’appelle Dorvae, c’est mon écrivaine préférée. Putain. Silence. Ce dimanche après-midi voulait finir dans l’œsophage de Dorvae…
À suivre…

Kerby Vilma
[email protected]

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