Le cri amer de deux femmes rondes qui vivent en Haïti

(TripFoumi Enfo) – En Haïti comme dans plusieurs autres pays, la grossophobie est une discrimination socialement acceptée. Les femmes rondes sont considérées comme des personnes anormales ou pathologiques. Non seulement, ces pays ignorent qu’être ronde n’est pas synonyme d’obésité, mais aussi les impacts psychologiques et suicidaires que les mauvais commentaires peuvent avoir sur elles, qui sont constamment en proie à des regards malicieux des grossophobes.
Il est 9h du matin, le mardi 28 février 2023. À Tabarre 48, à proximité de l’UNIFA (Université de la Fondation Dr Aristide), dans une cour qui fait oublier les soucis de Port-au-Prince, un rédacteur de TFC a rencontré deux sœurs rondes dans leur maison familiale. Dans une ambiance conviviale, les deux concernées, à savoir Jovenska Richly Pierre et Rose-Charline Pierre, se sont confiées à notre rédaction sur le calvaire qu’elles doivent vivre quotidiennement. Une interview empreinte de toutes sortes d’émotions, de pleurs, de colère, de joie… mais surtout de sincérité.
Certes, elles sont sœurs et rondes toutes les deux, mais chacune d’elles à sa propre histoire. Et chacune de ces histoires montre à quel point les gens n’acceptent pas la différence morphologique et sont des grossophobes innés. La grossophobie désigne l’ensemble des comportements, discriminations et oppressions manifestés à l’encontre des personnes grosses (en surpoids ou obèses) dans différents aspects de la vie quotidienne.
L’histoire de Jovenska Richly Pierre
Jovenska Richly Pierre est née dans la cité de l’Indépendance d’Haïti le 16 février 1999. Elle a fait ses études classiques au Collège Classique Féminin (CCF) et ses études professionnelles à la maison ménagère Anne-Marie Desvarieux. Après avoir suivi plusieurs formations en vue de perfectionner son art, elle travaille aujourd’hui en tant que designer dans une boutique qui fait la promotion de la couleur locale à travers des vêtements et des produits artisanaux. Inspirée par le combat qui lui est imposé depuis son enfance et les douleurs silencieuses de sa sœur cadette, elle décide de mettre sur pied “Ronde et Alors” pour attirer l’attention de plus d’un sur cette discrimination qui fait rage dans la société haïtienne.
Dans le cas de Jovenska Richly Pierre, dite Shishie pour les intimes, la discrimination se faisait sentir depuis l’école primaire. Elle a été exclue des promotions. Selon elle, il y avait toujours deux groupes dans les salles, les autres élèves et elle. Lors des dévotions, on place Big Mama au dernier rang, un nom qu’elle déteste de tout son être. Elle se faisait tabasser, bousculer par ses camarades de manière répétitive, des actes odieux qui ont failli lui coûter la vie, vu qu’elle a été opérée dans les poumons suite à une chute manigancée par ses camarades grossophobes dans les escaliers de l’école. La direction du CCF l’aimait beaucoup et elle est très reconnaissante envers certains membres, car selon elle, c’est eux qui ont commencé le travail sur l’acceptation de soi, l’estime de soi et le développement personnel.
Arrivée à Anne-Marie Desvarieux, dès le début de la première session, dans la journée d’orientation, on estimait qu’elle allait prendre beaucoup de tissus. « Se lajan m k ap achte twal mwen, m vrèman pa t rive konprann poukisa yo te pi sansib pou lajan m nan ke mwen ». Ce sont d’ailleurs des remarques que des couturiers ont déjà eues à propos de sa grosseur. « Ah l ap pran twal wi, why ? Tankou manman m pa gentan gen yon ide sou kantite twal m ka pran », relate la couturière diplômée.
« Je parle très bien le français et je me débrouille assez bien en anglais. Je suis ronde et fière de l’être. L’élégance ne dépend pas de la rondeur. Je me suis bien imposée à Anne-Marie Desvarieux, je ne pouvais pas permettre à une autre catégorie de gens de me pourrir la vie. Je venais de passer 13 années à subir des pressions morales, psychologiques et le harcèlement, je peux pas te mentir, je les ai bien snobés ».
À part les collections de la modéliste, mannequin Jovenska qui lui tient à cœur, elle compte mettre sur pied une agence de mannequinat pour les femmes rondes, car elle estime que l’exclusion est très répétée dans le milieu artistique et qu’on fait croire à une diversité culturelle, mais, au fond, la société suit un itinéraire bien défini. « Milye atistik la ki ta dwe pi relax, se li k pi estresan. Mwen ta renmen fè ajans lan pou lòt wond ka jwenn chans mwen pa t genyen ».
Le désir ardent de mener la lutte pour l’intégration des femmes rondes sur le marché de la mode vient de l’inexistence de celles-ci dans la publicité, dans l’image des entreprises et produits. Les entrepreneurs estiment que les rondes ne sont pas assez belles et attirantes pour être l’image de leurs entreprises si on se réfère à la déclaration de Karol-Ann Fanfan. Cette dernière a été licenciée d’un travail parce que l’un des responsables jugeait qu’elle n’était pas l’image que le travail voulait vendre. La déception qui l’a poussée à créer Taxfit LCC.
Du point de vue relationnel, la co-fondatrice de “Ronde et Alors” est très sélective et méfiante. Elle n’est jamais tombée amoureuse et rares sont les mecs qui la regardent avec amour. Ne pouvant pas toujours gérer les regards des autres, les commentaires malsains des chauffeurs de transports publics, le stress du pays et le manque d’opportunités, en 2022 , elle a failli baisser les gardes.
La morphologie O encore appelée morphologie ovale ou ronde n’est pas un handicap, c’est juste l’un des différents types de morphologies féminines.
La morphologie ronde est caractérisée par des épaules, des hanches, des cuisses et une taille de largeur quasi identique. La ligne des épaules est arrondie, les bras sont épais et la taille est très peu marquée.
L’histoire de la sœur cadette, Rose-Charline Pierre
Rose-Charline Pierre appelée aussi T-Cha est née à Port-au-Prince, le 20 décembre 2000. Elle a reçu le pain de l’instruction au Collège Classique Féminin (CCF) et au Centre d’études secondaires. Elle est entrepreneure, co-fondatrice de “Ronde et Alors”, co-propriétaire de “Infinity Création”, professeure de français niveau B1, organisatrice d’événements et chef de cuisine.
Comme sa sœur aînée, elle a commencé à subir les discriminations sur sa rondeur dès l’école primaire, mais son cas était beaucoup plus critique, car la discrimination était au rendez-vous. Elle a un teint foncé et une peau sensible. Et l’on n’est pas sans savoir que les personnes avec la peau sensible réagissent davantage aux influences extérieures, telles que le stress, l’air sec des systèmes de chauffage, les vents forts et la poussière qui, dans le cas de Mlle Charline, a engendré beaucoup de tiraillements, démangeaisons et d’acnés sur sa peau.

L’ensemble de discriminations que les élèves grossophobes imposaient à l’activiste ont eu beaucoup d’impact sur ses résultats académiques. À un moment, elle allait à l’école parce qu’elle n’avait pas le choix et ses parents ne comprenaient pas la profondeur de ses souffrances et ses craintes.
L’une des choses qui a le plus blessé T-Cha à l’école classique, ce n’est pas l’exclusion, car elle pouvait rejoindre sa sœur aînée pour un moment de relâche lors des récréations, c’est la réaction de certains élèves sur un maïs soufflé qu’elle avait apporté pour l’anniversaire du mouvement eucharistique des jeunes (MEJ). “Yo te kòmanse manje, lè yo aprann se mwen ki pote l, yo al krache nan poubèl la, fè tankou y ap vomi, foure dwèt nan gòj yo”, relate T-Cha avec un fou rire qui cache les larmes.
Contrairement à la modéliste, T-Cha est extravertie, beaucoup plus tolérante, affectueuse et aspire à fonder sa famille. Elle n’est pas misanthrope, mais elle déteste les garçons qui considèrent les rondes comme des machines à tester. “Ou imajine w sa, moun lan di w li ta renmen eseye sèks ak yon wond. Yo pa wè w nan yon relasyon serye jis yon fwa. Menm pa yon moso vyann”. Qui pis est, les hommes qui s’intéressent à elle sont des adultes, des hommes mariés, des chauffeurs de taxi, des brouettiers. “Se pa diskriminasyon men mezanmi mwen sèlman gen 22 lane, poukisa m pa ka jwenn moun ki nan laj mwen?”, se questionne T-Cha.
La lutte de T-Cha ne se base pas sur l’acceptation des rondes par la société, d’ailleurs on demande d’accepter ce qui est anormal et le fait d’avoir une taille forte n’en fait pas partie. La société doit arrêter de regarder les femmes rondes comme des personnes anormales ou maladives. Les rondes doivent pouvoir vaquer à leurs activités en toute quiétude sans des remarques désobligeantes et sans se faire passer pour des clowns qui se donnent en spectacle. T- Cha pense qu’il y a des questions qui ne se posent pas, comme : “Kilè w ap marye ? Kòman w fè gwo konsa ? Kilè w ap fè pitit ? Koman w fè chèch konsa ?” Ce sont des questions qui peuvent plonger la concernée dans une dépression sans nom.
Dans la vie professionnelle de la pratiquante de l’art culinaire, elle a subi beaucoup de discriminations venant des personnes qui devraient la protéger. Elle travaillait en tant que bénévolat pour un prêtre catholique, qui l’a envoyée promener quand elle s’est proposée pour un poste payant vacant. “Ou pa wè se bèl moun, mens, byen kokèt ki toujou travay la, li p ap posib pou mwen”. Il s’est avéré que le prêtre était un soit-disant ami et partenaire de business. Et malgré leurs collaborations, l’aide que lui apportait la vingtenaire dans son travail ecclésiastique, la grossophobie prenait toujours le dessus. “Lè m monte machin li, li konn di m o machin nan lou, mwen desann yon bò machin lan, kawoutchou yo ap fè bri. Sa konn rive li pral menm kote avè m, m oblije pran moto”.
Ronde et Alors !
Aujourd’hui, Jovenska Richly Pierre et Rose-Charline Pierre ne se laissent plus manipuler par les grossophobes sans éthique ni respect pour eux mêmes. Chaque famille a au moins une personne avec une taille forte. L’hypocrisie au sein de la société haïtienne est récurrente. Quand c’est un membre de la famille, c’est bon, être ronde c’est la meilleure des choses, mais quand c’est une autre personne, elle mérite de se faire cocher. Pourquoi ces personnes qui détestent les rondes ne proposent-elles pas une chirurgie esthétique à leurs proches ?
“Ronde et Alors” a pris naissance dans le but de créer un espace où les rondes se sentent à l’aise. Elles organisent des concours de beauté et d’influence pour les rondes. Elle pousse les rondes à assumer leurs bourellets et à ne pas se limiter. Les rondes sont des personnes normales. Elles peuvent opter pour des décolletés. Personne ne devrait avoir le droit sur le code vestimentaire de quelqu’un, même pas les parents. “Lè mwen mete ti bout pantalon, manman m di m, ou pa wè ti bout kwis ou nan yon ti bout pantalon. Tankou yo pa fèt pou moun ki gen gwo kwis mete”.
La grossophobie
La grossophobie n’est pas une discrimination à prendre à la légère. Les médias devraient en parler beaucoup plus sur les différents types de grossophobie. Peu importe le type de grossophobie, il peut éveiller des pulsions suicidaires, que ce soit la grossophobie intrapersonnelle où la personne a peur de prendre du poids, la grossophobie interpersonnelle où elle est rejetée par la société, ou la grossophobie institutionnelle où elle ne peut pas travailler pour gagner sa vie. Il y a un autre type de grossophobie qui est très imposant dans certains pays industrialisés et qui, heureusement, selon le témoignage d’une dizaine de rondes, n’existe pas en Haïti. Il s’agit de la grossophobie systémique. Cette dernière concerne plus précisément les personnes obèses. On peut être ronde, mais avec un indice de masse corporelle inférieur à 130 kg. Dans le cas de la grossophobie systémique, si la personne est malade, on doit attendre une ambulance spécialisée. Si, par malheur, la personne doit se faire opérer, on doit vérifier si le lit pourra supporter son poids, car les lits d’hôpitaux et les tables d’opérations sont conçus pour une limite de 110 kg. Donc, il y a des hôpitaux qui refusent très souvent de recevoir des personnes obèses, même en situation d’urgence.
Le combat pour l’acceptation d’une personne, peu importe sa taille, son poids ou, de manière générale, son physique, est d’une importance capitale. Les rondes qui, comme tout le monde au sein d’une société, méritent de vivre en toute tranquillité et en toute sécurité. Elles doivent pouvoir vaquer à leurs activités sans subir les actes de préjugés dont elles font l’objet chaque jour. Être ronde n’enlève en rien la capacité d’une personne à faire de grandes choses de valeurs inestimables dans une société. Être ronde ne fait pas d’une personne une nulle. Beaucoup de rondes, tout comme les autres catégories de personnes différentes par leur taille et leur poids, sont des génies très utiles à la société. Alors, cessons cette discrimination inutile et sans fondement à l’égard de cette catégorie de gens qui n’ont pas demandé à être ainsi. Elles doivent vivre bien autant que n’importe qui d’autre, car personne n’est au-dessus de l’autre, personne n’a le droit de rendre un semblable inconfortable dans sa façon de le traiter pour son physique. Alors, cessons cette cette discrimination insipide !