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Pwa Grate de Jessica Nazaire : la mort ou l’anatomie du réel

Publié aux éditions La Rosée, en 2019, Pwa Grate est un texte habité par les déboires des jours, la mort, l’amour chanté mille et une fois, où la mort et l’État se rencontrent. La mort de l’Etat. Des proches. L’État et la mort. Un journal poétique d’un animal terrien, attelé au soc de la réalité.

Parler d’un livre qui a l’éternité pour demeure, est un pari difficile. Mais “il faut être un homme vivant et un artiste posthume”, comme nous l’a si bien conseillé Jean Cocteau. Si écrire des
poèmes revient à chercher un exutoire, un refuge, un espace de reconstruction de soi et du monde. Un lieu-dit pour s’abriter contre les pleurs qui s’abattent sur soi ou sur sa terre, il revient de lire ce texte. Conseil : avec un mouchoir blanc.

Écrit dans notre langue sauvée, nous dirait Elias Canetti. C’est aussi une sorte de journal poétique, à la poignante tristesse de ceux qui disent la mort en ayant du sang dans la bouche, chanterait Jean D’Amérique, où l’amour, la mort, l’injustice, la corruption, l’État, l’inégalité, la misère, entre autres, sont les thèmes utilisés par la regrettée prodige de la poésie haïtienne, pour dépecer les coutures de notre réalité.

Jessica sent la mort. Elle joue avec elle, la rencontre chaque jour. La côtoie comme si elle était son amie. Dans Pwa Grate, c’est pourquoi l’on trébuche sur quelque chose de sinistre. Un cri funèbre, parmi les airs de cette terre qui ne veut pas qu’on l’habite. Parmi les affres des matins et horreurs du soir. Ses poèmes sont somme des cris plaintifs d’un animal qu’on égorge : « Pa gen fantan/Bri bal se prelid jounen m/lanmò kenbe m kout ». Sa poésie constate et souligne de deux traits le triste réel : « – lanmò se zikós leta nan tèt pèp/s on pye poudre k ap twouse rèv/nan kè pantalèt/pou landemen mache bwete », elle nous parle (de sa mort) dans un lyrisme de prophète, comme si elle savait son dernier jour “Tande non vlè vwèl mwen pran van/fè chak powèt met siyati/nan pla menm/chak grenn mo va sèvi tatou sou zosman m/pa fè fourenay sou non m/pou n pa kontrarye kadav mwen/se pa yon nanm ki defet/ni tou se pa zak malonèt/se leta k ap jwe bolewa ak nanm mwen.»

Au milieu du mot “poésie” un homme se gratte et ronchonne (Éluard, 1920). Oui, elle parle. Elle ne se tait pas. La mort lui fait hurler parce que les larves écrasent l’orteil (Aragon, Traité du style). La mort conscientise (des autres) sa trempe poétique. Sa parole claire est marquée d’une rage de vivre, témoignant l’inespérance et la misère des enfants de rues, la cherté de la vie : « Lamitye/Sanble w pa wè solèy pran pan/Sou tèt moun lasalin/Se nan chive bisantnè/tchovi drese tant/pou gagari japman tan».

En des vers tièdes, moins et froids y baignent dénonçant la pente à la perte. Munie de sa verve douce et d’une poésie crue, elle nous radiographie la réalité où la mort dirige les démarches. Et vraiment, quand la mort vient, que reste-t-il ? Cette question, implicite, Jessica se la pose. Et si on tente d’y répondre, on dira peut-être, oui il nous reste toujours la peur.

Nos frères qui tombent sous les balles à chaque seconde. Une machine à coudre les souvenirs funestes, La mort déambule dans ce texte. Toute nue. Avec son lot de pleurs sur la tête. Elle définit la mort, comme étant une chose qui ne cesse de lui rendre visite. Surtout à contre volonté jour et nuit. Poétesse lucide, son langage est aussi simple que clair. Le lyrisme Nazairien prend à son compte nos jours où toutes les villes se muent en vallée de mort, jouant sur les légers contrastes du verbe : « Se lanmò atoufe fouke/yan kamarad 23 zon ak pataswel pandan lavi ak kabicha. »

Pwa grate est comme un parfum d’amertume. Odeur d’encens. Une voix solitaire et lyrique que la tristesse a rendue difforme. Enrôlée de peur bleue. Une écriture qui plaît à l’œil et au coeur. Elle y compose le tableau de notre funeste quotidien. Sa plume s’investit à dire la réalité.

Kerby Vilma
[email protected]

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