Sur la nécessité de construire une mémoire collective en Haïti !
Dans les cercles universitaires haïtiens, revient toujours cette question fondamentale sur la nécessité de restitution d’une mémoire collective haïtienne. C’est un débat qui prend de l’ampleur dans le contexte actuel, notamment en raison des problèmes qui font obstacle à la construction et à l’affirmation d’une identité haïtienne, l’incapacité de se positionner par rapport aux autres nations et, en dernier lieu, les difficultés rencontrées dans l’orientation du pays vers des objectifs communs.
Face à cette nécessité et ce besoin de plus en plus pressant de s’unir et de se raconter ensemble, la sélection de ce qui doit être retenu pour être transmis aux générations actuelles et futures, fait surgir une question importante : existe-t-il une mémoire collective en Haïti ? Si elle n’existe pas, qu’est-ce qui empêche de la construire et de la raconter ?
Marie-Claire Lavabre, dans son texte intitulé la « mémoire collective entre sociologie de la mémoire et sociologie des souvenirs ? », offre une définition de la mémoire qui ouvre une perspective sur une dualité importante qui alimente les cercles discursifs. Elle souligne que la « mémoire, entendue dans sa dimension « collective », renvoie parfois aux souvenirs ou des représentations du passé dont des individus, liés par une expérience commune, sont porteurs ». Les contradictions qui découlent de cette définition réaniment un débat interminable sur la primauté de la mémoire individuelle comme initiateur de la mémoire collective, ou de la primauté de la mémoire collective comme base de construction de la mémoire individuelle.
Jefferey Andrew Barash analysant l’ouvrage de Paul Ricœur : « La mémoire, l’histoire, l’oubli », attire l’attention sur le fait que la mémoire est profondément liée à la sphère originelle de la personne avant de s’étendre et de participer à la construction d’une mémoire collective qui s’étend aux collectivités. Ce qui fait jouer un rôle fondamental à la mémoire dans la construction d’abord d’une identité personnelle, ensuite d’une identité collective.
Cette conception de la mémoire rejoint la vision de Locke. La mémoire est ainsi campée comme étant une expérience en soi qui remonte aussi loin que notre conscience peut remonter dans le passé, et c’est à partir de la découverte des différents moments et actions du passé que chacun construit son unité personnelle et s’identifie dans le présent. Toutefois, cette vision d’une mémoire individuelle et d’une identité individuelle pose problème, car la société et/ou les communautés ne peuvent se concevoir comme un assemblage de mémoires individuelles. Cet « atomisme social », en dépit des liens contractuels qui peuvent unir les individus dans le cadre social, ne permettent pas d’accoucher d’une mémoire collective, en raison spécifiquement de la complexité des rapports qui participent de la dynamique des communautés.
Paul Ricoeur à ce sujet se refuse de réduire la mémoire individuelle à une source collective, comme le suggère Maurice Halbwachs dans « Les cadres sociaux de la mémoire et La mémoire collective ». Sa pensée, pour transcender les expériences individuelles et aboutir à une mémoire collective, repose sur la phénomélogie d’Husserl qui établit la possibilité de la « compréhension d’autrui » à partir d’une analogie qui permet de cerner l’autre en se référant à « l’ego propre ». Cette démarche qui s’appuie sur une logique d’assimilation invite à une projection qui permet de « constituer l’autre en moi ».
Husserl misant sur l’expérience d’« autres non-moi sous forme d’autres moi », évite le piège de se limiter à cette vision simpliste d’« une pluralité d’autres isolés ». Cette pluralité, avant même d’être exprimée, « se présente d’ores et déjà en moi en tant que communauté ». Cette manière de concevoir le commun entre en rupture avec toute logique d’assemblage de mémoire individuelle et permet de construire la cohésion sociale nécessaire à l’avènement du bien-être collectif.
Cette mémoire collective conçue en tant qu’expérience commune et sélectivité historique commandée par le présent pour servir des intérêts communautaires, a-t-elle déjà existé en Haïti ? Les revendications mémorielles actuelles poussent à considérer deux moments historiques qui traduisent cette ambigüité liée à une mémoire unitaire dans l’espace haïtien.
Le premier moment s’étend sur l’ensemble de la période coloniale, alors que le second s’étend de l’indépendance à aujourd’hui, malgré l’apparition de nouveaux acteurs, en particulier les groupes syro-libanais et arabes, vers le milieu du 19e siècle comme le souligne Michel Rolph Trouillot dans son livre « Les racines historiques de l’État duvaliérien…»
Les différents groupes qui composent la société Saintdominguoise ont toujours été en contradiction. La diversalité de leurs origines ainsi que les inégalités n’ont pas permis la construction d’une mémoire collective. L’impossibilité de constituer un récit commun se nourrit de ces contradictions jusqu’à exploser en 1804. La construction d’une hiérarchie basée essentiellement sur des critères épidermiques qui font du blanc l’acteur principal de l’histoire et des autres groupes des figurants, n’aidait en rien à la construction d’un récit commun…
LEPS le MAGnifik