Lettre aux dieux de la ville

Port-au-Prince est une ville morte. Le lieu où l’insécurité règne. Sans nul doute, cette ville est le véritable port-au-crime, où même le président de la République n’échappe à sa terreur. Pourtant, cette ville abrite toujours autant de dieux. Ces dieux-là, quelles sont leurs natures ? Sont-ils de faux ou de bons dieux ?
Malgré le sang qui continue de couler dans nos pauvres rues, il y a des poèmes qui gardent encore le sang-froid et continuent de fixer le ciel. Putain de merde ! Partout les fossés des tombeaux délabrent la vie à tout bout de champ. Que reste-t-il encore à crever ? Sinon des ossements de douleurs. Des fragments de mots cancéreux qui nous insultent. Vous croyez que « la nuit apporte conseil » ? Mais ce conseil témoigne-t-il de la dérive de la nuit rose ?
Depuis 2017, je vis ici avec mes rêves les plus intimes. Bel-Air, c’est la zone qui m’accueille avec tous mes poèmes fétiches. Malgré tout, j’avais eu la chance de devenir un homme, bien-sûr !
Aujourd’hui, je suis arraché, émietté, de mes demeures par les grands faiseurs de troubles juste pour le seul désir d’enrichir cette clientèle de politiques pasticheurs, comme dirait Laferrière, des dénominateurs communs « d’une machine à tuer ».
Maintenant, je suis devenu un sans-abri au-dessous de mon propre bicolore. Pourquoi cette triste situation ? Est-ce que Dessalines, notre père fondateur, n’était pas mort pour que ses filles et ses fils deviennent libres et égaux ? Nous, qui sommes les dieux de la ville, qu’allons nous faire pour sauver la dignité de cette terre ? Combien de canaux nous avons construit dans nos têtes pour arroser nos pensées nationales ? Est-ce que les petits marchands et les cultivateurs n’ont pas le droit de vivre ?
Vous dites souvent que « la mémoire est la seule chose qui nous reste après avoir tout oublié », mais qu’est-ce que vous faites pour restituer « Madan Kolo ; Bicentenaire ; les lycées de non droit ; les territoires perdus et les routes nationales » ? Ne faites pas semblant d’être aveugles, vos passages parleront toujours du déluge. Dieux sans pudeur, demain les souffrances des petits refléteront vos désastres. L’histoire est un poème muet, bien-sûr, il parlera en signe de regret. Vous les intellectuels et penseurs hégémoniques du pays, que font vos écrits ? Est-ce que vos plumes vont continuer à écrire pour rafler des prix internationaux ou pour transformer la réalité dégradante des masses défavorisées ?
Dans toutes les sociétés, les jeunes constituent toujours une force novatrice pour tout projet de développement durable. Chez nous, c’est différent, « Être jeune est un risque », disait le poète Anivince Jean-Baptiste. Ils n’ont même pas le droit d’espérer. De jour en jour, ils sont livrés à l’exil. Immigrés au pays des rampés sont leurs derniers recours. Que font les universités ? Qu’avons-nous fait avec nos savoirs scientifiques ? Sommes-nous décidés de rester des subalternes-illettrés de ce système pourri, mangeur d’hommes ? Dites-moi ?
Frantzley VALBRUN