Djevens Fransaint, lauréat du Prix Deschamps 2023, nous livre ses impressions

Lauréat du Prix Deschamps 2023, Djevens Fransaint, natif de L’Estère et qui a grandi aux Gonaïves, partage son ressenti sur cette prestigieuse récompense dans une interview exclusive accordée à la rédaction de TripFoumi Enfo. Découvrez l’auteur de 25 ans derrière le roman « Les hommes aussi savent aimer comme des ouragans » et plongez dans son univers littéraire teinté d’amour, d’exil et de quête de soi. Fransaint nous offre un aperçu de son parcours, de son processus d’écriture, et des thèmes qui ont façonné son œuvre. Un échange riche en idées pour les aspirants écrivains haïtiens.
TFE : Félicitations pour avoir remporté le Prix Deschamps ! Comment vous sentez-vous après cette reconnaissance prestigieuse ?
DF : Reconnaissant et joyeux. Reconnaissant envers tous ceux qui ont cru en mon travail et m’ont toujours accompagné, qui m’ont lu et m’ont conseillé. Envers ma famille. Ma joie est celle de l’artiste qui voit son œuvre s’envoler loin de lui pour rencontrer son public. Du moins, c’est ce que j’espère avec l’obtention de ce prix.
TFE : « Les hommes aussi savent aimer comme des ouragans » est un titre fascinant pour un roman. Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur l’inspiration derrière ce titre ?
DF : Aimer comme un ouragan, c’est dire l’absolu qu’il y a dans le geste d’aimer. Aimer comme un dernier souffle fort, imprévisible et si total que cela peut mener à la perte de soi et à la catastrophe. Il y a ce constat que les symptômes (oui, je conçois quelque part l’amour comme une maladie, la rupture à un état de calme, un « état de santé ») de l’amour absolu et définitif ne divergent pas vraiment en vertu des sexes – malgré un discours qui veut faire croire que les hommes sont moins sensibles en amour. Hommes, femmes ou autres, personne m’échappe à ce monstre.
TFE : Pourriez-vous nous donner un aperçu de l’histoire de votre roman et de ses thèmes principaux ?
DF : Mon livre est l’histoire d’un dramaturge qui retrouve son grand frère, exilé en France depuis trois années, et qui fait en même temps la découverte de l’amour, à travers une jeune fille rencontrée dans un bar-restaurant dont il tombe immédiatement amoureux. Ça parle de quête de soi, des liens familiaux rompus par l’exil, des obstacles pour un écrivain de mener une carrière loin de sa terre natale, et puis, d’un amour impossible.
TFE : Qu’est-ce qui vous a poussé à devenir écrivain ? Avez-vous toujours su que l’écriture était votre vocation ?
DF : Mon premier récit, je l’ai écrit en huitième année fondamentale parce que mes amis m’avaient encouragé à le faire. Il y avait un peu d’estime à être l’écrivain du groupe. J’ai persévéré parce que je suis tombé amoureux d’une fille en neuvième année et que je ne pouvais pas lui dire ça en face : alors je lui écrivais de petits textes. J’étais nul pour les activités physiques, et comme j’étais timide, que je parlais peu et que je n’aimais pas trop la cour de récréation, j’avais choisi la bibliothèque. Et dans notre petite communauté, on m’a donné un rôle, alors je l’ai accepté. En dehors des raisons humanistes et existentielles, je crois que je suis devenu écrivain et que j’ai persévéré parce que très tôt je me suis convaincu que c’était « ma place ». Et en dehors de l’écriture et de la littérature, je sais faire peu de choses. Mais je sais qu’il n’y a pas que ça dans la vie et c’est pourquoi, en plus de cette raison égotique, j’ai cherché d’autres plus altruistes pour continuer à écrire. Est-ce que j’ai toujours su que l’écriture serait ma vocation ? Au départ, non. J’ai travaillé à m’en convaincre par la suite.
TFE : Les romans peuvent souvent être des miroirs de l’expérience personnelle de l’auteur. Y a-t-il des éléments de votre propre vie qui se reflètent dans votre roman ?
DF : Le contraire serait inévitable. L’expérience de l’auteur est présente même dans les descriptions. Pour décrire une table, c’est toutes les tables vues au cours de sa vie qui vont nourrir l’image mentale de la table qu’il s’efforcera de décrire. Oui, des éléments de ma vie ont inspiré les situations et les personnages.
TFE : Votre livre explore-t-il des thèmes liés à l’amour ? Quelle est votre perspective personnelle sur l’amour, et comment cela a-t-il influencé votre écriture ?
DF : Bien sûr, mon livre en explore ! Peut-être une perspective trop « intellectualisée ». Et c’est bien connu : les écrivains sont souvent de piètres amoureux. Je ne peux pas vraiment parler d’amour, car je ne sais pas ce que c’est. En outre, je peux parler de ces manifestations, des pensées tortueuses qui accompagnent ce sentiment, des doutes, des attentes, des souffrances, des inconforts, du plaisir, de la jouissance, de la peur, de dissolution d’identité, de transcendance, et j’en passe. Parler d’amour revient à parler de ces manifestations ou symptômes. Et oui, tout cela influence mon œuvre. Comment ? J’y réfléchis toujours.
TFE : Haïti a une riche tradition littéraire. Comment pensez-vous que votre travail s’inscrit dans cette tradition, et comment il la renouvelle peut-être ?
DF : J’ai pas encore assez produit, je pense, pour répondre à cette question. Si réponse il y en a, c’est aux critiques, aux historiens de la littérature et au public de l’apporter.
TFE : Y a-t-il des écrivains ou des œuvres littéraires qui ont particulièrement influencé votre style d’écriture ?
DF : Pas forcément mon style d’écriture, mais mon appréhension de la matière et du sujet de mon roman. Je pense à la pièce Bordeline Love de la dramaturge Laurene Max, aux pièces de Sarah Kane, aux Fragments d’un discours amoureux de Barthes, aux œuvres de Lyonel Trouillot et de Laurent Gaudé, et plein d’autres encore. Pour la narration instantanée, au présent, je la dois à Ça raconte Sarah de Pauline Delabroy-Allard et Le Sillon de Valérie Manteau.
TFE : Parlez-nous de votre processus d’écriture. Comment avez-vous développé l’intrigue et les personnages de votre roman ?
DF : C’est difficile de parler du choix des thèmes et des histoires. Je dirais qu’ils me viennent des faits et de mes lectures. Après, c’est la phase de lecture et de recherches. Lecture de tous livres, romans, pièces de théâtre, articles, essais, sur le sujet et l’objet de mon projet. La phase d’écriture est d’abord latente, des notes prises au gré des moments et au fil des idées, puis elle devient ardue, quand toutes les balises sont posées. Du moins, c’est comme ça que j’interprète mon processus d’écriture. N’empêche qu’il peut y avoir surprise, un cas d’urgence qui peut me pousser à dépasser toutes les étapes de préparation et me mettre à écrire directement. Il suffit juste que toutes les facettes de mon idée et de mon projet soient claires et bien définies dans ma tête. Pour ce roman, j’écrivais bien avant une pièce de théâtre sur la transmission. Mais, j’avais voulu écrire depuis longtemps un texte sur mon frère exilé en France, et lorsque j’ai reçu une Bourse de l’Institut Français pour aller travailler ma pièce en France, j’ai pu allier les deux projets. C’est de là que j’ai pu tirer la matière de cette fiction, nourrie de réflexions personnelles sur l’exil, l’amour et la littérature.
TFE : Avez-vous des projets futurs en cours ? Pouvons-nous nous attendre à d’autres œuvres littéraires de votre part à l’avenir ?
DF : D’autres œuvres en cours, oui. Je suis écrivain, mon métier c’est d’écrire. Forcément il doit y en avoir. Ce n’est pas un manque de modestie en disant cela, mais la croyance ferme que l’écrivain doit toujours chercher à se mettre quelque chose sous le stylo, comme l’ébéniste une planche sous son marteau.
TFE : Enfin, quel conseil donneriez-vous aux jeunes écrivains haïtiens qui aspirent à suivre vos traces et à remporter des prix littéraires comme le Prix Deschamps ?
DF : Lisez beaucoup, mais sachez reconnaître votre voix parmi les milliers que vous enverront les écrivains de la vaste bibliothèque du monde.
Propos recueillis par Christian Midas