L’amour au temps des balles
Cette lettre gravit mes paupières et enracine mes adieux de feu dans les craquelures du béton. Je l’ai écrit dans le noir, loin des pleurs et des inquiétudes de l’absence. Tu ne devrais jamais la lire. En ce moment, tout est calme. Je suis dans les bras de La Saline. Les balles fusent, les méandres emplissent ma gorge. J’ai été obligé d’emprunter la demeure des poissons pour rentrer à Port-au-Prince, étant donné que Mariani fait maintenant aussi partie des territoires perdus du pays, occupé par des gangs depuis environ 4 mois, si nous voulons débarquer nos carcasses faites de poussière et de sang à la capitale, on doit risquer nos os sur l’étendue bleue ou faire face au néant qu’est la route. Alors, j’ai préféré me faire noyer, avant de subir le mal du gouvernement.
Six heures à naviguer à bord d’un petit canot, sans équipage, construit avec de vieux morceaux de bois. Englouti par l’envie de te voir et celui de t’aider à fuir ce pays, en t’apportant ton passeport, j’ai pas vu le temps passé et j’avais presque oublié que, paradoxalement, je ne savais pas nager ! D’ailleurs, tout au long du voyage, le marin, vêtu d’une chemise trouée et d’un pantalon déchiré, pied nu : son habillement habituel, dirait-on, n’a guère cessé de nous dire que, ce soir, la mer est gentille. Selon lui, ce sont les vagues qui témoignaient cette gentillesse. Arrivés au port de La Saline, depuis environ 3 heures, ce sont des cartouches qui nous ont accueilli, j’ai fait tout ce trajet pour éviter les gangs, et je me suis retrouvé en pleine guerre, j’ai entendu dire que ce sont les gangs de La Saline et les forces de l’ordre qui s’affrontent.
Alors, Ma chère Hélène, pardonne-moi, je ne pense pas arriver à temps pour t’apporter ton passeport. En essayant de te sauver la vie, je vais sûrement perdre la mienne. En essayant de t’esquiver une balle, je vais sûrement en prendre plusieurs. À La Saline, les projectiles s’entremêlent aux cris des gens, qui, perdus entre le marteau et l’enclume, sont obligés de laisser leurs maisons en pleine nuit. Par ailleurs, désespérés, moi et les autres passagers sommes montés chez Ti Magalie de fortune, afin d’essayer de quitter les lieux. Beaucoup de gens sont morts, d’autres le sont à moitié, agonisant dans leur sang. Quelle scène affreuse ! Ma chérie, je viens de voir une jeune fille, environ 12 ans, gigotée dans son sang.
Quel mal avait-elle commis ?
Était-elle de celles qui pleuraient le soir quand sa mère ne rentrait pas ?
Ou de celles qui quémandaient de l’amour sur la route ?
Je suis terrifié, est-ce vrai que nous allons tous mourir de la même façon ?
Cela va faire 20 minutes que les policiers ont demandé du renfort pour nous aider à nous en sortir, car les gangs s’approchent vers nous. Je ne savais pas qu’on pouvait voir sa mort avant même de mourir ! Moi qui voulais qu’on fasse tant de choses avant que tu partes continuer tes études en Amérique du Nord ; moi qui voulais terminer mes études et servir ma communauté, cet enfant unique qui était censé porter le cercueil de ses parents se retrouve face à sa mort ce soir…
Ma chérie, si tu lis cette lettre, saches que je t’ai aimé en pleine guerre ! Je suis mort en pensant à toi, et si je me suis retrouvé à cet endroit funeste, c’est parce que nous sommes prisonniers dans notre propre enclos et je voulais t’aider à fuir cette prison, à fuir ces atrocités que j’ai vécues ce soir. Dis à ma mère que je ne suis pas mort, j’ai simplement perdu ma vie, à mon père que je n’ai pas eu le temps de le rendre fier, dis à mes potes de la Faculté des Sciences humaines, Monfred, Ruben, Richeneyder, Kervens et les autres, qu’ils ont intérêt à venger ma mort en essayant de rester en vie, quant au ministre de la justice et de la sécurité publique, dis-lui que je suis mort sur l’un des territoires perdus du pays, dis au roi Henri que j’ai été tué par l’un de ses protégés. À mes camarades de L’UEH, dis-leur que ce ne sera pas la peine de protester en risquant leur vie pour demander justice, s’il y en avait une, Gregory St Hilaire, Osny Zidor, Tchadensky Jean Baptiste, et même le président l’auraient déjà trouvé…
« Se pa fòt leta si nou vivan toujou »
Loojerry Ralph Exantus