C’est une brise légère qu’on sent nous fouetter la nuque, une fine fleur de poussière qu’on ne prend pas le temps de chasser. C’est peut-être un spectre informe, une ombre vacillante. Une feuille de papier-avion-oiseau malmenée par le vent. L’essentiel est que cette chose puisse se faufiler entre tous les interstices. S’inviter quand elle n’est pas attendue et ne plus partir. Que rien ne puisse l’arrêter. Qu’elle puisse se répandre, exploser, imploser, se disperser, s’étaler. Ce mouvement est l’idée de la queue agitée d’un serpent pris au piège. Maintenant, imaginez cette brise légère parcourir des kilomètres de nuque, soufflant un peu de froid par ci par là. Cette fine fleur de poussière que le soleil éclaire comme une raie faite de multiples pétales de cotons presque microscopiques. Ce spectre informe incessamment mouvant, filant de toute main qui voudrait la cueillir. Ou cette ombre vacillante qui tremblote comme la mèche allumée dans la nuit noire. Cette feuille de papier-avion-oiseau filant sans destination, se prenant comme des gifles les murs, les portes, les arbres, mais repartant toujours vigoureux au loin, au loin. Toute cette divagation pour nommer une chose vous direz. Etait-ce nécessaire ? N’aurais-je pas pu simplement l’énoncer, ne pas passer par mille chemins ? Comme si son sens n’était pas déjà établi, comme si l’on pouvait se tromper. C’est ce que vous allez dire, ou pas, ou plus. Et quand des bribes de ce que vous pensez de ma plume sans économie de mots me parviendront, je saurai alors que la brise légère ou la fine fleur de poussière ou le spectre informe ou l’ombre vacillante ou la feuille-avion-oiseau est là. J’ai nommé La rumeur.
Ces mille chemins parcourus sont la tentative de ce qu’on pourrait appelée une jeune fille effrayée, pour couvrir de soleil la laideur de l’affreuse rumeur qui circule depuis un certain temps sur sa ville. Couvrir l’horreur de mots bien ficelés. Il a été dit, il est dit qu’au pied de la ville, aux remparts rodent des hommes bien apprêtés, autrement dit chargés d’armes dernier cri, dont on ne peut douter de la détermination de l’envahir cette ville. Au pied de la ville est peut-être exagéré comme propos, mais les mots peuvent perdre sens quand la réalité n’en n’a plus. Quel sens peut-on trouver à une bataille (ce n’est pas le bon mot) qui oppose les membres d’une même famille ? Je vois venir ceux qui me diront qu’entre frères et sœurs on se chamaille. Justement, on se chamaille. On ne se met pas les tripes à l’air, on n’empile pas ses frères et sœurs pour en faire un laboratoire d’essai d’armes et autres barbaries du genre. Le frère, la sœur n’est jamais un ennemi. Tout au plus on donne ou on nous donne une petite baffe qui mobilisera quelques glandes lacrymales ou laissera quelques bleus qu’on oubliera. Bon, oui les frères et sœurs adultes peuvent se faire plus que des bobos, mais je soutiens qu’il y a une certaine mesure, limite à la chose. Et que cette borne dépassée, on n’est plus en droit de parler de fraternité ou même d’humanité.
La rumeur donc comme une traînée de poudre s’est dispersée dans toute la ville. Ce n’est pas la première fois qu’une telle nouvelle se répandait. Nombreux sont les villes, les quartiers, les maisons qui ont vu tomber leurs remparts sous le crépitement de balles de feux et de sang. La particularité de celle-ci tient au fait que c’est la première fois que notre jeune fille est concernée. C’est la première fois qu’elle y pense vraiment et qu’elle sent l’étau de la peur nouer son estomac. Qu’on dépouillait telle famille de tout, qu’on brûlait leur maison, qu’on tuait le frère, le père, ou tout le monde. Que ceux qui restaient n’avaient nulle part où aller, que la pluie leur donnait des douches froides au milieu de la nuit noire et autres atrocités qu’aucun être humain n’est censé vivre. Tout ça n’était pas l’affaire de cette jeune fille. C’était loin. Et puis elle ne connaissait même pas ces visages disparaissant derrière l’écran de fumée. Ces corps déchiquetés n’avaient pas de noms pour elles. Ce n’était pas le voisin. Elle n’avait pas à s’inquiéter tant qu’ils étaient loin, loin de sa ville, les rumeurs de bataille, les accords de mitrailles, les violons de la peur qui font grincer le cœur. On lui avait appris très tôt à se mêler de ses affaires. Et puis qu’aurait-elle pu faire ?
Mais voici, l’ennemi aux portes, le voici sur ses grands chars, tournoyant autour de la ville cherchant le mur à percer, le coup fatal à donner comme un chien enragé menaçant de ses dents dégoulinant de salive. Voici l’impossible devenir futur, le lointain devenu voisin. Voici ce qui n’arrivait qu’aux autres, partir sans destination, partir sans avoir rien pris, partir sans le frère, sans la sœur, partir si on a la chance, voici se dessiner ce funeste portrait dans la main de notre jeune fille. Et alors ses nuits sont désormais devenues des laps de chaos. Un labyrinthe de bruits. Certaines nuits, elle se réveille en sursaut croyant entendre une foule criante qui court mais elle se rassure, c’est l’église du quartier et ses fidèles qui demandent à Dieu de confondre les ennemis. D’autres nuits, elle entend comme des martèlements de balle sur le bitume mais elle se rassure, c’est un camion trop lourd qui se meurt sur la route. Il n’est plus possible pour elle d’entendre le moindre bruit apparentant aux balles. Qu’au loin elle entende un semblant de cartouches, aussitôt elle se met à étudier le rythme, la cadence (si c’est rythmé sur plus de 10 secondes, beaucoup de chance que ce soit un tambour) et autres mascarades pour se rassurer. Voilà ce qu’elle fait, la rumeur.
Alors que le propre des rumeurs c’est d’exagérer les traits, de s’éloigner de la vérité par les multiples voyages entrepris (bouche à oreille), cette jeune fille effrayée ne pourra trouver j’imagine aucun discours soulageant qui viendrait alléger ces traits, dire que ce ne sont que des rumeurs, car à la vérité, la possibilité du pire est même envisageable. Ce qu’elle craint n’est pas le fruit d’une imagination farfelue qui viendrait de nulle part, mais la réalité, le possible, le futur si rien n’est fait. Il est aussi évident que de toutes les mascarades de mots dont on a couvert la rumeur au début, cette jeune fille soit confrontée au spectre informe, insaisissable, à l’ombre vacillante qui tremblote. Il n’y a rien d’une brise légère, d’une fine fleur de poussière, ni même de cette feuille-avion-oiseau car ces perspectives respirent du bonheur, de la bonne humeur. Il n’en est rien. Si je faisais un minimum d’effort, je pourrais seulement lui murmurer que la rumeur dit, un jour tout ira bien. Je n’ai pas la force pour cet effort.
Dorvensca M. Isaac