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La représentation de la femme dans les chansons Rabòday, vue par Sindy Ducrépin dans son mémoire de licence

(TripFoumi Enfo) – Le vendredi 24 février 2023, la journaliste Sindy Ducrépin a soutenu son mémoire de licence avec succès à la Faculté des Sciences Humaines de l’Université d’État d’Haïti (FASCH-UEH). “Le corps de la femme dans les chansons Rabòday en Haïti : Usages et enjeux”, tel est le sujet autour duquel la désormais jeune licenciée en communication sociale a présenté son travail de recherche dans la salle Guy Dallemand, ancienne bibliothèque de ladite faculté, devant un jury composé des professeurs Jean RODNEY, Alain JEAN et Alberte PETIOTE, respectivement président du jury, directeur de mémoire et lectrice critique. Après délibération, celle qui fait carrière dans la presse culturelle, a obtenu la note de 80 sur 100 du jury.

Dans une interview accordée exclusivement à Guy Valovsky Mathieu pour notre rédaction, Sindy Ducrépin nous parle de fond en comble de son travail de recherche.

TFE : Pouvez-vous faire une brève présentation de Sindy Ducrépin pour le public de TripFoumi Enfo ?

SD : Ben ! Je suis Sindy Ducrépin. Je suis journaliste et communicateure.

J’ai intégré la grande famille du journal Le Nouvelliste le 7 juin 2017, plus précisément en tant que rédactrice de Ticket. Au fil des années, j’ai fini par faire aussi, en quelque sorte, de la « présentation » avec les interviews filmées avec des artistes ou autres personnalités de la vie culturelle ou du domaine de l’Entertainment en Haïti. Puis, en 2019, j’ai rejoint la radio Magik9 où je co-anime du lundi au vendredi entre 2h et 5 h les émissions Lekòl Lage. En résumé, je suis journaliste multimédia (en un sens) à temps plein. Je vis uniquement de ce métier. Et c’est ça ma vie depuis un certain temps. Elle tourne autour de ce métier que j’exerce avec cette envie d’adolescente qui lisait les numéros de Ticket empruntés à ses amis de l’école ou grâce à cet abonnement qu’elle avait poussé sa sœur ainée à prendre ; ses vieux journaux du Nouvelliste retrouvés chez sa cousine, tout en rêvant d’écrire un jour également dans un journal. Elle gravite autour de ce métier que j’exerce avec la passion de mes premiers jours en tant que professionnelle.

Je suis entrée à la faculté des Sciences Humaines en octobre 2013 avec l’objectif de faire de la communication. Mais, ce but avait vacillé un peu, avec surtout un soudain désir de faire de la sociologie ou encore de m’inscrire en service social ; désir alimenté aussi à cause des stéréotypes qui véhiculent dans l’espace de la faculté sur le département de la communication sociale. Des stéréotypes du genre : « Nou s on depatman art floral », on y fait tout sauf de la science, que j’étais trop intelligente pour faire de la communication ; que j’avais une tête de sociologue. Mais bon, les choses n’avaient pas tardé à reprendre leur cours. À faire, ce que j’avais toujours voulu faire, de la communication. Et me voilà aujourd’hui avec mon grade de licencié. La communication m’a choisie dirait les fatalistes (lol).

TFE : « Le corps de la femme dans les chansons Rabòday en Haïti : usages et enjeux », pourquoi un tel sujet ? Qu’est ce qui vous a motivée à faire ce choix ?

SD : Comme tout travail de recherche, ce sujet m’est venu d’un constat dans mon travail de journaliste culturelle. Amenée à couvrir régulièrement des bals, des festivals, entre autres, j’ai toujours été surprise de voir le public, particulièrement les femmes, danser le rabòday en dépit du contenu des messages. À savoir, un contenu sexiste, misogyne, irrespectueux, dévalorisant pour les femmes ou encore des contenus pouvant les cantonner dans une certaine place ou les limiter dans leur choix d’orientation, restreindre encore plus leur peu de liberté.

Du coup, je me suis demandée ce qui se passait au juste. Certes, le rabòday est un rythme festif et dansant, cependant, est-ce qu’il n’y a pas quelque chose de plus profond qui se dissimule derrière et qui pousserait les femmes à prendre ce qui se dit pour « normal » ? Par ailleurs, est-ce que la façon dont les femmes sont dites par les hommes dans cette musique urbaine n’en dit pas long sur l’image de la réalité haïtienne ? Est-ce que le rabòday n’est pas une certaine radiographie du quotidien de certaines femmes haïtiennes des milieux défavorisés ? Un quotidien montrant les inégalités homme-femme d’une part et femme-femme d’autre part ?

Mais, d’autre part, je pense que le choix de mon sujet avait aussi une part de subjectivité. Je suis une femme consciente des difficultés auxquelles les femmes font face dans la société. Je suis particulièrement sensible à la cause de mes paires, aux dynamiques de genre qui favorisent les hommes beaucoup plus que les femmes, à la façon dont cette même société nous construit en tant qu’homme et femme.

TFE : Qu’est-ce que ce travail vous a apporté personnellement ?

SD : Perso, j’ai eu la licence tant souhaitée depuis mon admission à la FASCH. Ça m’a fait réaliser que tous mes sacrifices ont été récompensés et que je pouvais être fière du chemin parcouru.

Académiquement, ce travail m’a aidée à combler tant de lacunes que j’avais accumulées tout au long de mes études. Comprendre qu’un travail scientifique requiert de la patience, de la persévérance, de la rigueur intellectuelle, d’accepter les critiques, de suivre les conseils de son directeur de recherche, de désapprendre, de réapprendre et d’apprendre à nouveau. Ce travail m’a initié dans le monde scientifique et m’a davantage préparé pour le stade suivant.

Par ailleurs, en tant que femme, il m’a fait réaliser encore plus comment les dynamiques de genre sont un processus complexe. Elles sont bien imbriquées dans toutes les sphères de la société haïtienne. Et pour aller à l’encontre de cette forme de socialisation construite pour les hommes et les femmes, il faut remonter à la base. C’est-à-dire : questionner la famille, l’école et l’église. Toutes des institutions qui contribuent dans le modèle de construction du sexe social ; cette façon de devenir homme et femme.

TFE : Qu’est-ce qu’il (ce travail) a apporté, selon vous, à la culture haïtienne ?

SD : Bon, je n’ai pas vraiment cette prétention de dire que mon travail a apporté quelque chose de plus à la société haïtienne ou encore qu’il aura à changer les dynamiques de genre en Haïti. Sinon, ceux qui ont déjà réalisé des travaux sur le meme thème l’auraient déjà fait si c’était aussi simple et facile.

Toutefois, je peux reconnaître que mon mémoire a aussi une portée culturelle en ce sens que travailler sur le genre a aussi impliqué que je travaille aussi sur la culture haïtienne. Qu’est-ce que j’entends par là ? Le genre c’est le sexe social. Il n’est pas donné ou naturel. Il trouve son « essence » dans la performativité pour répéter ce concept de Judith Butler. Autrement dit, dans la répétition quotidienne des assignations de comportements distincts aux individus portant des attraits physiques apparents au sexe dit mâle et à ceux avec des attraits physiques qui s’apparentent au sexe dit femelle, dans une société donnée. Et la culture en tant que manière de penser, d’agir, commune à une pluralité de personnes détient en ce sens un rapport intrinsèque avec le genre puisqu’il s’agit de ces mêmes individus (homme/femme) qui, par rapport à la manière dont la société les a construits auront telle ou telle manière de penser. Le genre précède-t-il à la culture ? La culture précède-t-il au genre ? La grande question.

Du coup, mon travail peut attirer l’attention sur la culture haïtienne. Sur l’ensemble des représentations sociales haïtiennes, sur nos mœurs, nos traditions dont la plupart d’entre elles, a une portée sexiste et dévalorise davantage les femmes que les hommes.

TFE : Qu’est-ce qu’il (ce travail) a apporté aussi à la communauté scientifique, autrement dit à la science en général et aux sciences humaines en particulier ?

SD : Encore une fois, je n’ai pas la prétention d’affirmer que la science fera un pas en avant grâce à mon travail. Toutefois, il peut, en un sens, aider à fournir une nouvelle piste ou attirer l’attention sur un thème encore vierge sur lequel il y a vraiment de quoi à pousser les recherches scientifiques. Il peut aussi renforcer la bibliographie sur le rabòday et pourrait dans cette mesure, aider ceux ou celles qui aimeraient également travailler sur un autre aspect de cette musique urbaine.

La représentation de la femme dans les chansons Rabòday, vue par Sindy Ducrépin dans son mémoire de licence

TFE : Quelles chansons du rabòday ont constitué le corpus de vos recherches ?

SD : Pour ce travail, j’ai fait choix de 5 chansons pour constituer mon corpus. Il s’agit de : « Fè Wana mache », « Bwè sa », « Kote w fè m nan bounda w », « Ti Mamoun » et « Madan papa ». Toutes des chansons avec la femme comme sujet principal. La femme haïtienne en tant qu’objet sexuel au service des hommes, la femme en tant qu’être dépourvu économiquement et qui doit coucher ou que les hommes pensent pouvoir coucher parce qu’ils lui ont donné à manger. La femme dévalorisée avec des propos insultants, humiliants… bref, la femme dite par les hommes à travers leurs lunettes des stéréotypes de genre. La femme vue dans une certaine mesure par la société haïtienne.

TFE : Qu’est-ce que vous avez découvert de spécial dans les œuvres des chanteurs rabòday tout au long de vos recherches ?

SD : L’objectif de mon travail était de montrer que le social était bien à l’œuvre dans les chansons rabòday. Autrement dit de montrer que cette musique dresse une certaine radiographie de la société haïtienne au-delà des messages vulgaires et sexistes. Une radiographie sur le plan socio-économique. A savoir dans la façon dont les femmes sont socialisées sur des bases de stéréotypes de genre qui les cantonnent dans des places socialement et économiquement distincts.

Par exemple : le but de la femme c’est de satisfaire sexuellement un homme coûte que coûte comme c’est chanter dans « Bwè sa ». Le ton de cette chanson même indique une autorité sans bornes de l’homme dans sa posture de dominant. Ou encore dans « Fè Wana mache » ou « Kote w fè m nan bounda w » qui présente le corps de la femme en tant qu’un outil d’échanges de service. « Manzè fin bwè ji Alaska m, fè l mache » ; « Ou fè m boul on mil goud, kote w fè m nan bounda w »… Autant d’illustrations qui peuvent prouver aussi que les femmes sont économiquement inferieures aux hommes. Qu’elles leur en sont dépendantes même pour le minimum comme pour manger un « pen ak manba ». C’est l’homme le « papa » avec les moyens de la prendre en charge financièrement. Et tout ça ce sont des cas de figure que prône dans une certaine mesure certaine famille de la société haïtienne. Parce qu’on indique aux femmes : « 2 mèg pa fri » ; trouver un homme uniquement comme moyen d’ascension sociale, un homme pour répondre à leurs besoins et vivre à ses dépens est un dû. Ce qui sous-tendrait qu’elle, elle serait limitée à faire ce que l’homme lui, a pu faire pour lui mettre dans sa position. Et encore on revient au niveau de précarité de ces femmes.

TFE : Plus d’un a déjà réalisé des recherches sur la richesse des chansons de Coupé Cloué, tels que : Jacques G. Préval (livre), Vans Brutus (mémoire), Websder Corneille (mémoire), (Je ne sais pas si vous les avez tous lus) et autres. Ces recherches concernent également la gent féminine haïtienne. En quoi votre travail parait spécial et original ?

SD : Mis à part le mémoire de Vans Brutus sur la représentation des femmes dans les chansons de Coupé Cloué, que j’ai d’ailleurs utilisé dans ma revue de littérature, je n’ai pas lu les autres mémoires dont vous avez cités.

Tout travail de recherche présente une spécificité. J’ignore ce que vous entendez par spécial et original, mais je peux dire que l’ensemble des travaux déjà realisés sur un thème quelconque peut servir de pistes à d’autres recherches sur un autre aspect ou un autre sujet totalement différent. D’où toute l’importance de la revue de littérature en matière de recherche scientifique.

Sindy Ducrépin

TFE : Parmi les rares étudiants de l’UEH qui présentent leur mémoire de licence sur les œuvres musicales d’un artiste haïtien, Orso A. Dorélus a réalisé son travail sur quelques textes de Jean Herard « Richie » Richard, et il vient de publier récemment un livre traitant le même sujet, vous voyez-vous dans cette perspective avec votre travail sur le Rabòday ?

SD : On n’en est pas encore là. Mais, qui sait ?

TFE : Depuis plus d’une décennie, bon nombre d’artistes haïtiens, tels que : TonyMix, Fresh-La, Vag Lavi, G Dolph connaissent d’énormes succès avec leur musique tout en croyant mordicus qu’ils sont dans le Rabòday comme genre musical. Mais certains puristes de la musique haïtienne pensent autrement. Avez-vous tenu compte de cette réalité dans votre travail ?

SD : Je dois vous dire qu’effectivement dans mon travail j’ai fait la démarcation entre le rabòday (traditionnel) qu’on retrouve dans les raras, les bandes-à-pied et qui se joue sans les appareils électroniques, c’est-à-dire avec uniquement les instruments de percussions (bambous, kone, tambour) et le rabòday (moderne) qui lui fait un mélange en alliant ces instruments de percussions à de la musique électronique. D’où le qualificatif de musiques urbaines donné à ce rabòday joué par GDOLPH, AndyBeatz, TonyMix, entre autres. Tout comme d’autres spécialistes de la musique haïtienne pensent que ce dernier n’a rien à voir avec le rabòday et qu’il s’agit plutôt de ce qu’on pourrait appeler « afro haïtien ».

La représentation de la femme dans les chansons Rabòday, vue par Sindy Ducrépin dans son mémoire de licence

TFE : Avez-vous des conseils pour ceux et celles, notamment les jeunes de la dernière génération, qui écoutent du rabòday ?

SD : Je ne veux pas passer pour quelqu’un qui dicte aux gens quel comportement adopté. Loin de là. Mais, je pourrais dire tout simplement aux jeunes que la musique en général et pas seulement le rabòday détient un pouvoir d’influence sur vos comportements, votre manière de pensée. Il y a des chansons (compas, rabòday ou autres) qui nécessitent au-delà du côté entrainant, un minimum de recul pour comprendre le message qui y est véhiculé. Et pour cela, il vous faut un minimum de formation et d’éducation.

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