Justice

Farah Dessources, Lencie Mirville et Evelyne Sincère, trois victimes de trop d’un État sanguinaire

(TripFoumi Enfo) – Respectivement âgées de 20 ans, 23 ans et 22 ans, Farah Natacha Kerbie Dessources, Lencie S. Mirville et Evelyne Sincère, trois jeunes femmes, chacune pleine de vie et d’avenir. Kidnappées, torturées puis froidement abattues, elles ont toutes été assassinées par le silence complice de l’Etat haïtien. La période de 14 ans espaçant le premier meurtre du dernier témoigne de la remontée spectaculaire du phénomène du kidnapping enregistrée dans la capitale haïtienne et ses environs . Soit une augmentation de 28 %, selon le dernier rapport des Nations unies sur Haïti.

Farah Natacha Kerbie Dessources est la première des trois victimes. Kidnappée, violée, et torturée, elle sera malgré tout assassinée après le paiement de la rançon par sa mère qui alors vendait des appels téléphoniques pour survivre.

Premier jour de la semaine et deuxième lundi du mois, le 13 novembre 2006 aura également été le dernier lundi de Farah Natacha. Enlevée en plaine, plus précisément à Marin, la jeune demoiselle sera tout d’abord victime de sa couleur de peau. Une peau « jòn » immédiatement associée aux bourgeois, et donc a de l’argent que sa famille n’avait malheureusement pas.

Ainsi, 30.000 dollars américains seront réclamés à la maman. Amenant celle-ci à faire le récit dramatique de son viol par un blanc ayant conduit deux décennies plus tôt à la naissance de sa fille unique . Certes, cette dernière avait hérité des gènes de son père, mais elle n’en était pas moins instable financièrement. En témoignera l’infime part de la rançon que la mère, Maggy Dessources, éplorée réussira à rassembler le lendemain de l’enlèvement de son enfant grâce à la contribution de plus d’un. Soit 20.000 gourdes comptant qui alors équivalaient à environ 400 dollars américains.

Vers la route 9 , lieu du rendez-vous, la somme fut livrée aux environs de 19 heures le soir du mercredi 15 novembre. Mais Farah n’était pas présente. Contrainte de s’en aller avec la seule promesse de sa libération le soir même, Maggy Dessources recevra l’appel des ravisseurs quelques minutes après qu’elle soit rentrée chez elle, attendant désespérément le retour de son enfant. « Ou te mete twòp moun sou dosye a, ou te avèti la polis, men nou vide-l atè pou ou nan Santo 3 ». Une phrase d’une vingtaine de mots qui fera écrouler le monde autour de la mère-père.

En effet, dès le lendemain du kidnapping de Farah Natacha, madame Dessources a été à la Direction centrale de la police judiciaire (DCPJ), cherchant désespérément à s’entretenir avec le patron de l’institution, Michael Lucius. Ce qui, non seulement n’aura pas eu lieu, puisque monsieur était trop occupé à ses affaires personnelles, mais aura été fatal pour la kidnappée.

Farah Natacha Kerbie Dessources âgée de 20 ans seulement sera retrouvée à Santo deux jours après sa séquestration, abandonnée sur une pile d’immondices. Les yeux crevés, le visage troué d’impacts de balles, les seins mutilés et les bras fracturés.

Neuf ans après, Lencie Saahimie Mirville n’a malheureusement pas connu mieux. Fille de pasteur, elle a aussi été enlevée dans son quartier, plus précisément à Bizoton 51. Mais cette fois, ce sont des proches de la victime qui sont suspectés.

Les instants qui précédèrent sa disparition, Lencie raccompagnait un ami qui était venu la voir, avait révélé sa sœur cadette, Luveny Mirville. Il était à peu près 17 heures passées de 30 bonnes minutes. Alors que la jeune fille était en chemin, une voiture est arrivée et elle a stationné à côté d’elle, avait-elle rapporté selon ce que des témoins lui auraient confirmé. « Lencie a conversé avec les personnes non identifiées qui étaient dans la voiture aux vitres teintées, puis est montée à bord de son propre chef ». Tout ceci, témoignait du fait que l’étudiante en 1ère année d’agronomie à l’Université Quisqueya qu’était sa sœur connaissait très bien les ravisseurs.

Attendue par les siens, la jeune fille de 23 ans qui avait franchi la barrière de chez elle sans savoir qu’il s’agirait de la toute dernière fois, ne rentrerait plus jamais.

Selon le mode opératoire de presque tous kidnappeurs, la famille est contactée le lendemain et la somme à verser pour la libération de l’otage est communiquée. 150.000 dollars américains sont exigés. Au terme de plusieurs entretiens téléphoniques, la famille aux abois parvient difficilement à collecter 50.000 dollars américains qu’elle remettra aux ravisseurs trois jours plus tard, soit le lundi soir du 7 décembre 2015.

Drame similaire à celui de Farah Natacha, le corps inerte de Lencie sera abandonné. Cette fois-ci, dans un ravin sur la route de l’Amitié qui relie les départements de l’Ouest et du Sud-Est. Quelques temps après, allèrent se mêler à la population de morne Karaté, les proches de Lencie Mirville qui devait prendre l’avion le 9 du mois, soit le jour suivant le constat de son cadavre. En effet, Lencie comptait les jours pour aller continuer ses études au Canada.

Enveloppée dans une couverture, la jeune chrétienne, membre de l’église baptiste de Côte-Plage de la MEBSH où elle était animatrice de l’école du dimanche et membre du comité de jeunesse, avait un chemisier à son cou. Celui-ci semblait servir de bâillon et de bandage pour l’empêcher de voir. Avec un bras fracturé, les traces des tortures infligées étaient présentes sur tout son corps, notamment sur son visage couvert de bleus et sa bouche pleine de sang.

Malheureusement, Farah Natacha at Lencie n’auront pas été les dernières. Entre plusieurs autres victimes du kidnapping, celle qui aura suscité une vague d’indignation sur la toile c’est Evelyne Sincère. Depuis l’assassinat de Lencie, 5 années se seront écoulées. Entre-temps, on aura enregistré plusieurs épisodes de « peyi lòk », de violentes manifestations, ainsi qu’une montée vertigineuse de la corruption et bien évidemment de l’insécurité dans le pays.

Kidnappée, torturée, violée et assassinée, Evelyne Sincère sera ensuite jetée sur une pile d’immondices à Delmas 24. Des suites du constat légal du juge de paix de Delmas, Jean Flaury Raymond, il a été confié que mademoiselle Sincère a été battue à mort. Plus particulièrement au niveau de la plante de son pied droit. Aussi, « son vagin était enflé », d’où l’hypothèse de viols à répétition de la jeune fille retenue par l’expert signalant des contusions au niveau du bras gauche, du dos et des fesses de la victime.

L’enlèvement d’Evelyne est survenu au dernier jour des examens du baccalauréat. La jeune fille de 22 ans venait d’y prendre part après une année scolaire sans précédent. Des suites des épreuves, la fille « a été chez un partenaire qui l’a saoulé », raconte Enette Sincère, à la fois sa sœur aînée et son parent, dans une vidéo devenue virale sur la Toile. Revenue à elle, Evelyne était déjà entre les mains des ravisseurs qui ont directement contacté Enette Sincère.

Pendant 4 jours, Enette dit avoir mené de rudes négociations pour libérer sa seule petite sœur, ainsi qu’une course folle pour trouver l’argent nécessaire. Les kidnappeurs privés de toute compassion ne cessaient de la brusquer. Exigeant 100.000 dollars au départ, ils ont fini par accepter de libérer Evelyne pour 15.000, mais ne voulaient pas attendre jusqu’à lundi. « J’ai demandé grâce », confie-t-elle complètement désemparée au vu du cadavre de sa « princesse ».

Evelyne, sans vie, était quasiment nue. Sa grande sœur avait tout fait pour trouver l’argent et la sauver. Mais le négociateur avait refusé d’attendre jusqu’à lundi « parce qu’il n’y a pas de place », a-t-elle expliqué. Et effectivement, l’homme en question l’a téléphoné très tôt dans la matinée du dimanche 1er novembre 2020, histoire de lui indiquer le lieu où il avait balancé le corps de la jeune femme.

Les arrestations effectuées

Comme à l’accoutumée, une enquête a été déclarée ouverte pour chacun de ces trois meurtres.

Ainsi, s’agissant du dossier de Farah Natacha Kerbie Dessources, deux individus identifiés comme faisant partie des kidnappeurs de la fille ont été appréhendés. Tout d’abord, Pierre Léger appréhendé le 26 juin 2007, et ensuite Diégo Lambert alias Ti Diégo ayant avoué avoir crevé les yeux de la jeune étudiante de 20 ans avec ses doigts.

Les deux ont reconnu avoir violé Farah Natacha. Le premier, soit Pierre Léger avait précisé qu’il avait violé la fille après avoir reçu la rançon de madame Dessources. Puis il lui a tiré une balle à la jambe. Arrêté le vendredi 11 janvier 2008, Ti Diégo lui, âgé de 15 ans, soit du même âge que le petit frère de Farah, fait partie des deux premiers ayant abusé d’elle. Il est aussi celui qui a tué Farah avec les deux dernières cartouches qu’elle allait recevoir.

Ils agissaient tous sous les ordres d’un puissant chef de gang dénommé Ti Elie, avait révélé Pierre Léger. Ce dernier opérait notamment en Plaine, mais entretenait des rapports avec d’autres réseaux de gangs de cité soleil par exemple.

Du côté de Lencie, onze jours après le constat de son cadavre, à savoir le 19 décembre 2015, 4 individus ont été arrêtés au cours d`une opération policière menée dans la commune de Carrefour. Parmi eux, se retrouvait Jebson Désir, alias « Sonson » ou « Lapoula », qui était le mécanicien du père de la victime, le pasteur Mirville, propriétaire d’un bureau d’échange et de Western Union à Carrefour. Puis, Eddyson Barthélemy alias « Big », Géraldy B. William et Guerrier Jean Franck.

Quant à Evelyne Sincère, elle devra attendre que l’actuelle justice de plus en plus bancale daigne se préoccuper de ses agresseurs.

Des réactions rageuses

Avec le massacre d’Evelyne, une quantité de commentaires exprimant peine, frustrations, colère… a envahi les réseaux sociaux depuis hier dimanche 1er novembre 2020. Majoritairement des jeunes, ceux-ci ne mesurent nullement leur propos pour dénoncer un crime odieux, et relancer un appel au « réveil citoyen ».

Toutes les couches semblent profondément touchées par l’atrocité de l’acte, à l’exception des autorités qui laissent entrevoir à peine une quelconque trace de compassion.

Notons toutefois, qu’à chacun de ces crimes odieux, on a toujours assisté aux mêmes reproches adressées à l’État haïtien. Ce dernier ne se prononce presque jamais contre ces forfaits. Ou, comme c’est le cas depuis plus de trois ans, il promet sans rien faire pour contrer véritablement les gangs armés.

D’ailleurs, en 2006, alors que l’ensemble des couches de la société civile s’horrifiait de l’assassinat de Farah Natacha Kerbie Dessources, le président René Preval n’a pipé mot. De son gouvernement, seul le ministre de l’éducation nationale, Gabriel Bien-Aimé, s’est fait remarquer en se présentant à l’enterrement de la victime.

À l’époque, des représentants politiques tels que Mirlande Hyppolite Manigat, Pierre Espérance du Réseau national de défense des droits humains (RNDDH) et l’ex-candidat à la Présidence Charles-Henri Baker se sont prononcés sur la question. Les uns dénonçant la montée de la violence dans le pays, les autres critiquant l’impunité des dirigeants et le caractère corrompu du système judiciaire.

Une insécurité démesurée

Après une baisse relative des enlèvements enregistrée par le Bureau intégré des Nations Unies en Haïti. (BINUH) en mars dernier, les cas de kidnappings sont particulièrement à la hausse depuis ces dernières semaines. Selon le dernier rapport des Nations unies sur Haïti, 32 personnes contre 25 au cours des trois derniers mois, ont été séquestrées. Et parmi les 32 personnes, 9 femmes et 3 enfants.

Des chiffres qui rappellent ceux du rapport de la Mission des Nations unies pour la stabilisation en Haïti (MINUSTAH) publié par l’ONU en 2008. Selon ce rapport, de janvier à juillet 2008, les enfants représentaient 35% des cas d’enlèvements, avec un chiffre important du nombre des filles.

On peut ainsi comprendre qu’aux côtés de Farah Natacha Kerbie Dessources et de Lencie S. Mirville, Evelyne Sincère est une énième jeune femme qui connait une fin tragique dans ce pays où, comme l’a si bien dit le professeur Yves Dorestal, seule la crise n’est pas en crise.

Pour rendre justice à ce crime de trop, le Commissaire du Gouvernement près le Tribunal de Première Instance de Port-au-Prince, Me Ducarmel Gabriel promet l’ouverture d’une enquête par la Direction Centrale de la Police Judiciaire. Sauf qu’entre-temps, les gangs armés continuent à régner dans plusieurs quartiers populaires, à sélectionner et à abattre leurs cibles sans coup férir.

Ces dernières semaines, les cas de kidnappings se sont multipliés. Avant celui à l’issue funeste d’Evelyne Sincère, plusieurs cas ont été signalés. Wolf Hall, propriétaire de Titi Lotto, enlevé par des bandits armés à la ruelle Alerte, a été libéré après plusieurs jours de séquestration aux ordres du chef de gang nommé Ti Lapli, membre de G-9, un regroupement de gangs. L’ex-footballeur international haïtien, Johnny Descollines, un jeune médecin et son ami ont été séquestrés, après avoir été kidnappés à Delmas 33, le 21 octobre, vers 3 heures du matin par des hommes lourdement armés, en uniforme de police, circulant à bord d’une Nissan..

Face à cette machination de l’insécurité, chacun va de sa condamnation. Quant aux soi-disant autorités policières et gouvernementales, ils se contentent juste de se cacher derrière leur petit droit. À les entendre, la faute revient toujours à l’auteur. Le pire, comme seule explication, cette vague d’insécurité nous dit-on, serait l’œuvre d’anciens parlementaires cherchant par tout moyen à faire tomber le pouvoir en place.
Entre-temps, croupi dans la peur, le reste de la population attend silencieusement que son tour arrive.

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