Opinion

De la nécessité d’un pouvoir de transition éclairée en Haïti

Haïti, affectée d’un coefficient très bas de la démocratie (Dépestre,1998) faute à l’absence d’institutions et d’hommes démocratiques l’ayant frustrée des progrès dont elle devait se réjouir, est constamment plongée dans l’instabilité pendant et après chaque élection et à la fin de chaque mandat présidentiel. L’élément explicatif du va-et-vient du pays dans des transitions qui n’en finissent pas, pour paraphraser Pierre-Raymond Dumas (1997). Lesquelles se sont avérées généralement catastrophiques pour le pays. Sans se laisser décourager par l’insuccès de ces transitions, montrons la nécessité d’une transition éclairée en Haïti.

Il est vraisemblable qu’aucun sujet ne paraît, en ce moment, obtenir des faveurs plus marquées de l’attention publique que celui de la transition.Tant qu’il y aura des élections frauduleuses en Haïti, elle s’édifiera toujours en arche sainte. Car elle est un élément traducteur d’un malaise. Par ailleurs, elle facilite le passage à la démocratie réelle à travers un suffrage libre et populaire qui met fin à la domination politique des masses par un petit groupe d’hommes. Ce qui permettra au gouvernement de disposer d’un pouvoir souverain pour générer de nouvelles politiques publiques (Linz, 1991) au profit du grand peuple. Pour que ce régime politique perdure, il implique des institutions démocratiques fortes et des hommes démocrates dans leur essence.

Avant de proposer la transition éclairée comme une panacée aux maux d’Haïti, une amulette politique, présentons la liste sombre des pouvoirs non issus d’élections démocratiques. Au cours de certains, chaque jour la vie de chaque Haïtien était menacée. Empressons-nous de dire qu’en trente-quatre (34) ans d’expérience démocratique sur fond d’échec ( Voir Jean-Baptiste ; dans Le nouvelliste, 2011), le pays a connu onze (11) présidents non élus par le peuple et qui pour plus d’un ont constitué le mal haïtien : Henry Namphy (7 février – 7 février 1988) ; Leslie Manigat (7 févier 1988 – 20 juin 1988 ) Prosper Avril (17 septembre 1988 – 10 mars 1990) ; Hérard Abraham (10 mars 1990 – 13 mars 1990) ; Ertha Pascale Trouillot ( 13 mars 1990 – 7 février 1991) ; Raoul Cédras (1 octobre 1991- 8 octobre 1991) ; Nérette Joseph ( 8 octobre 1991- 19 juin 1992) ; Marc Bazin (19 juin 1992-15 juin 1993) ; Jonassaint Émile (12 mai 1994 -12 octobre 1994) ; Boniface Alexandre (29 février 2004 – 16 février 2006) ; Jocelerme Privert (14 févier 2016 – 7 février 2017). Présidence de facto, gouvernement provisoire, gouvernement militaire provisoire, gouvernement collégial, ce sont les diverses formes empruntées par ces gouvernements, pour mimer le professeur Leslie Manigat (1990). Ce dernier qui, selon les dires de Gérard Pierre-Charles (1997), eut à bénéficier d’une élection caricaturale pour parvenir à la plus haute magistrature de l’Etat.

Quels ont été les reproches adressés à la plupart de ces pouvoirs de transition ? Nous nous abstenons de leur jeter l’opprobre, car comparer le peu que nous savons de cette période de l’histoire politique haïtienne avec tout ce que nous ignorons nous noierait tout carrément dans une obscurité savante où ne ferions que deviner. N’en déplaise à ceux et celles qui les ont étudiés par oui-dire, nous ne nous permettons que de rappeler quelques faits. D’ailleurs faire porter le sous-développement d’Haïti à ces pouvoirs de transition serait faire preuve d’un manque de réalisme et blanchir en un coup de pinceau les politiciens portés au pouvoir par des élections démocratiques et celles âprement contestées. Par après, nous ferions parler quelques auteurs sur l’échec de la transition démocratique haïtienne. Le fait est là : la période post-duvaliériste, plongée dans une spirale de crise (Jean- Baptiste, 2011) n’aura pas permis au pays de flairer le progrès.

En effet, l’histoire aura retenu que durant les 3 années du régime du général Cédras, Haïti a donné au monde l’exemple parfait d’un <<État pirate>> (Gélinas,1994) où les hommes au pouvoir et une frange de la bourgeoisie se sont enrichis de l’aide étrangère et du narcotrafic international. Le professeur Leslie Manigat aura été un météore dans le ciel politique haïtien, le seul à avoir regarder le blanc dans les yeux et lui dire ce qu’il pense. En 4 mois et 12 jours au pouvoir, 12 projets de lois révolutionnaires ont été soumis au parlement, dont celui créant le ministère de la culture après 184 ans d’indépendance de peuple (Lenouvelliste,2014). Madame Ertha Pascale Trouillot aura organisé la seule élection libre, honnête et démocratique en Haïti (Jalabert, 2005). L’équipe du Sénateur Jocelerme Privert aura bénéficié et dilapidé les restes de table du Petro-Caribe ; il fut le seul à vouloir organiser des élections sans l’accord du blanc.

Quelles en seraient les causes de l’échec de la transition démocratique ? Il est possible d’apprécier le degré d’évolution de cette parodie de démocratie en Haïti rien qu’en tenant compte de son adaptation. Pour l’expliquer, nous n’avons pas trouvé mieux que les propos de l’érudit haïtien Louis-Joseph Janvier (1883), dans sa réflexion sur la constitution de 1843 : << Quand on veut apprendre à monter à cheval à un enfant on le familiarise d’abord avec le noble animal, puis on le met en selle ; on lui enseigne le maniement de la bride ; ce n’est que plus tard qu’on fait aller le cheval au pas, puis au trot, puis au galop. Si, de prime abord, un enfant de sept ans est assis sur un cheval fougueux, il y a quatre-vingt-dix-neuf chances sur cent pour que le cavalier soit désarçonné et quatre-vingt-dix pour qu’il se rompe un membre. Cela pourrait le dégoûter pour longtemps, sinon pour toujours, de l’exercice du cheval >>. Après ces phrases nous aurions pu mettre un terme à la réflexion, car monsieur Janvier a traduit cette réalité persistante de la plus belle des manières. Mais continuer en vaut la peine.

D’autres en plus, on impose à Haïti une démocratie occidentale. Or, comme l’argue Jin Chunlei (2010): « Un pays n’a pas le droit d’imposer sa conception de la démocratie aux autres, car la réalité est différente ». Pour son malheur, dès ses premiers flirtements avec la démocratie, Haïti a choisi de proclamer dans sa constitution le droit de l’homme égoïste au lieu du droit de l’homme tout court. D’entrée de jeu ce fut la violation du vœu de toute transition démocratique qui n’est autre que la négociation d’un compromis entre toutes les couches de la société. À cet égard, essayons de montrer avec un peu de vernis scientifique le cheminement de la démocratie dans le monde occidentale.

En Occident, la démocratie a mis du temps pour s’implanter totalement. Elle qui nécessite des réformes politiques, législatives, sociales et économiques. Pour être ce qu’elle est aujourd’hui, elle a parcouru un sacré chemin et a connu différents visages. Au début elle excluait les femmes, les enfants, les étrangers, que dire des esclaves ! Chemin faisant, sous la roulette de John Locke et Charles Louis de Secondat de Montesquieu, le concept atteint une autre dimension. Par après, tout son sens s’arc-boutera inlassablement sur la possibilité de créer une société plus juste où tous les hommes sont égaux et où le pouvoir ne se repose dans les mains d’un seul homme. D’où l’importance des trois pouvoirs : exécutif, législatif et judiciaire. Demeurent éternels les propos de ces deux grands philosophes et théoriciens : ‘’Le pouvoir arrête le pouvoir’’ de Montesquieu (1748) ; ‘’ le peuple doit se révolter contre l’Etat si ce dernier menace les libertés individuelles’’ de John Locke.

Faut-il rappeler le bilan de cette parodie de démocratie de 1986 à nos jours ? Quoiqu’elle s’avère très lourde, elle peut donner à ces quelques lignes une portée considérable. Le docteur Georges Michel (dans Soukar, 2015) raconte comment Haïti n’a pas pu accomplir le passage en douceur vers la démocratie. Ce fut, poursuit-il, une transition chaotique valsant entre coup d’Etat militaire, embargo, occupation militaire de l’ONU, occupation américaine, coup d’Etat civil. Gérard Pierre-Charles (1997), dans son texte ” Haïti : la difficile transition démocratique ” expose quelques facteurs de cet échec : interruption des investissements ; fuite impressionnante de capitaux et de ressources humaines spécialisées ; faillite des institutions ; augmentation de la misère de la majorité et l’augmentation de l’appétit de la minorité ; incapacité de l’Etat à intervenir dans l’économie ; crise de l’Etat. Quant au Programme des Nations-Unies pour le développement (2006), il le résume ainsi : problèmes de gouvernance politique ; comportements antidémocratiques ; non respect des règles du jeu et la fraude électorale ; instabilité socio-politique et insécurité ; précarité des ressources ; corruption au sein de l’appareil étatique ; absence du sens du service public ; non respect des lois et de leur application ; incapacité de gérer l’Etat et ses ressources ; destruction de l’armature éducative et sanitaire. En un mot, selon Michel Soukar (2015), c’est la domination des États-Unis d’Amérique du nord sur Haïti qui a hypothéqué son évolution politique, économique et culturelle.

Qu’en est-il de la situation actuelle du pays ? Nous entendons insinuer par certains détrousseurs de ” petit peuple” que dans l’état actuel des choses ”le pays est malgré tout sur la bonne voix”. Un pareil mot dans la bouche d’un Haïtien authentique, d’un citoyen conséquent avec lui-même serait un crime de lèse-patrie. Le fait est que, est matière à scandale tout dossier touché par ce pouvoir. Depuis la naissance de la nation haïtienne, jamais le pays n’a été aussi mal dirigé. Donc dans les annales historiques d’Haïti ce pouvoir n’a point d’égal. Que ceux qui ne soient de notre avis jettent un coup d’oeil dans la réalité de tous les jours du peuple. En quatre ans et quelques mois de gouvernance, nous assistons à l’effondrement de cette nation : dégradation des conditions de vie de la population ; augmentation à outrance des prix des produits pétroliers ; inflation des prix des biens de première nécessité ; insécurité générale caractérisée par le pullulement des gangs (Alterpresse, 2020) ; dépréciation de la gourde par rapport au dollar (120 gourdes pour 1 dollar) ; absence de transparence dans la gestion des fonds de l’Etat ; gestion catastrophique de la covid-19 ; massacres dans les quartiers populaires ; non respect de la constitution et des lois du pays ; contestation de la carte électorale Dermalog par les partis politiques ; vassalisation de toutes les institutions du pays ; incapacité du pouvoir à gérer les crises et à organiser les élections portant dès lors préjudice à l’échéance constitutionnelle…À partir de tout cela, nous pouvons comprendre pourquoi Haïti est devenue objet de l’attention mondiale.

À entendre les hommes au pouvoir, qui n’ont trouvé mieux à faire que s’enrichir et fouler aux pieds toutes les libertés, incapables de répondre aux désidératas du peuple, pour masquer leurs incompétences et leur insouciance, usent la tactique du bouc émissaire qui remonte à l’aube des sociétés humaines (Machiavel,1532). À chaque interview ils ne cessent de rappeler le rôle de l’opposition politique dans le brigandage auquel est livré le pays. Qui détient le monopole de la violence légitime ? Grand Dieu ! Ces nuls feraient mieux de se taire au lieu de continuer, à exposer leur nullité.

Cette gestion chaotique du pouvoir politique fait d’une transition éclairée une nécessité, un talisman sauveur. Dans le sens qu’elle permet de rectifier le tir, de corriger les erreurs du passé pour un nouveau départ, pour avancer sur du solide. Ce pouvoir de transition d’une durée de trois ans aura la grande mission de ramener la paix dans la cité. Car la paix est la meilleure des réformes (Janvier,1883). Elle est non seulement pour les Etats le plus sacré des devoirs, mais le premier des intérêts (Émile de Laveleye, 1881). Ainsi, avec la paix, les meneurs de la transition pourront promouvoir le civisme ou l’éducation sociale comme discipline d’éducation générale ; poser les bases de la réforme du système éducatif haïtien et du système judiciaire ; réorganiser les finances et l’économie du pays ; reconstituer l’administration publique avec des règles empêchant les intégrations et les nominations scandaleuses ; faire de la rigueur ou l’équilibre budgétaire le premier bien ; combattre la corruption ; encourager l’agriculture afin de diminuer l’importation à l’étranger ; construire de nouvelles écoles pour les masses, de nouvelles routes ; réconcilier l’Haïtien avec lui-même ; organiser des élections libres, honnêtes et démocratiques.

Pour accomplir cette mission sacrosainte, le président de la transition doit être un homme spécial dont les compétences, les aptitudes et la vision lui permettent de remplir les tâches qu’on lui destine : travailler au bonheur de la population haïtienne courbée sous la misère. Outre cela, il doit être un rassembleur s’employant à n’exclure personne, quelqu’un au-dessus de la mêlée, irréprochable, blanc comme neige, qui a le sens de l’Etat, et qui a déjà fait ses preuves en tant que patriote. Quant à ses collaborateurs, ils doivent être très compétents et avoir du caractère. Parce que l’on peut juger de la cervelle d’un seigneur rien qu’à voir les gens dont il s’entoure (Machiavel,1532).

Si nous pouvons nous permettre de formuler quelques voeux, nous souhaiterions que tous les Haïtiens prennent conscience d’eux-mêmes, qu’ils comprennent la chance qu’ils ont d’habiter, de peupler ce coin de terre courtisé par toutes les grandes puissances passées et actuelles. Nous souhaiterions que les élites rompent avec cette pratique de supporter comme candidats lors des élections les incultes, les crapules au lieu des cultivés, des honnêtes gens. Le même souhait est adressé aux différents décideurs du pays qui préfèrent souvent un plombier à la place d’un médecin pour mener la barque du système de santé haïtien. Enfin, si ces quelques lignes provoquent la colère de qui que ce soit, nous lui encourageons à se rendre justice par la plume.

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