Économie

La gourde a besoin d’un nouveau modèle économique, par Nesmy Manigat

Alors que l’inflation de plus de 20% rend encore plus vulnérables les conditions de vie de près de 5 millions d’Haïtiens en insécurité alimentaire, une forte appréciation de la gourde semble émerger depuis ces deux derniers mois comme la solution miracle pour baisser le coût de la vie, selon certains. En deux mois, le dollar a perdu 40% de sa valeur sur le marché local des changes quand il est disponible, au profit de la gourde passant de 120 gourdes à 70 gourdes. Cependant la première fois que l’inflation dépassait les 20% au cours de ces 50 dernières années, il ne fallait que sept gourdes pour un dollar. En dépit du fait que le dollar a été maintenu entre 5 et 7 gourdes entre 1986 et 1990, cela n’a pas empêché l’inflation de grimper de 3 à 21%, malgré différentes interventions des autorités. En effet, la non-maîtrise de l’inflation et l’instabilité des prix, éternelles épées de Damoclès sur la tête et obsession de tous les gouvernements haïtiens, dépassent la question du change, même quand il serait stable sur une longue période.

1-Libéralisme et monnaie forte, sans compétitivité.

En 1986, après le départ des Duvalier et l’installation du Conseil national de gouvernement, la libéralisation de la parole s’est accompagnée d’une volonté de certains des nouveaux dirigeants d’une libéralisation à la fois politique et économique. Cette nouvelle parole libérée exigeait de meilleures conditions de vie et notamment une réduction du coût de la vie. L’inflation à deux chiffres (10.65%) à la fin de 1985 qui avait servi à cristalliser les frustrations contre le régime antérieur était une des plus grandes menaces auxquelles faisait face le nouveau gouvernement. Leslie Delatour, ministre de l’Économie et des Finances en 1986 qui avait symbolisé ce virage de l’économie haïtienne, avait misé en grande partie sur une grande ouverture de l’économie en réduisant unilatéralement les droits de douanes et rouvrant les ports des provinces au commerce extérieur pour faire face à cette situation. Le gouvernement a entre-temps maintenu un taux de change fort avec la parité de 5 gourdes pour un dollar.

Voulant combattre « la dictature économique » pour le répéter, il disait faire le pari d’une plus grande efficacité dans l’appareil productif en abaissant les tarifs douaniers, en combattant les monopoles publics et privés, en misant sur la privatisation des entreprises publiques et exposant le secteur privé à la compétition internationale. Le gouvernement pensait éliminer des coûts de transaction permettant d’arriver à des meilleurs prix pour usagers et clients.

À très court terme, l’invasion des produits importés en substitution à la production locale pour cause de non-compétitivité de cette dernière, a contribué à faire baisser les prix du panier de la ménagère. L’inflation a considérablement baissé passant de 10.65% en 1985 à 3.28 % en 1986, mais a évolué en dents de scie pour rebondir jusqu’à 21.28% en 1990, soit le double de son niveau antérieur aux mesures de Delatour. « Rantre gratis, sòti peye », diraient certains.

À moyen terme, sans mesures d’accompagnement, il en résulte la fermeture de certaines industries, le renvoi de salariés. Ces mesures ont fragilisé la production locale déjà non compétitive, car le pays n’a jamais pu attirer les investissements étrangers directs et les technologies pour mettre en place une offre locale et exportable capable d’améliorer la compétitivité-prix du pays et la situation de ses réserves nettes de change. En gardant une gourde forte, le pays qui a ouvert ses frontières en 1986 ne s’est pas non plus donné les moyens de réduire le déficit de sa balance des paiements engendrée par cette perte de compétitivité dans ce nouvel environnement mondial. Les partisans de cette approche ont toujours plaidé les « incohérences temporelles » et des problèmes de gouvernance pour expliquer ces échecs, notamment les multiples dérapages du taux de change qui a clôturé la décennie des années 90 à 20 gourdes.

2- Incertitudes et financement monétaire du déficit public

Il ne fait aucun doute que la volatilité actuelle de la gourde alimente les anticipations avec les risques de comportements erratiques des acteurs entre gagnants et perdants à court terme. Ceux qui ont des revenus nets en dollars, en particulier les millions d’Haïtiens qui dépendent des envois de fonds de l’étranger ne sont pas logés à la même enseigne que ceux qui ont des prêts en dollars et qui subitement ont besoin de moins de gourdes pour faire face au paiement de leurs obligations. Les premiers attendent encore que leur soudaine perte de change soit égale ou inférieure à la baisse souhaitée des prix.

Pareil pour les 300,000 salariés en gourdes des secteurs publics et privés haïtiens qui entrevoient une lueur de gain au niveau de leur pouvoir d’achat et surveille au quotidien l’évolution du panier de la ménagère. Toutes ces anticipations des acteurs économiques ont fait augmenter les risques pour les entreprises locales, car plus la volatilité de la gourde est élevée, plus le risque est important pour leur marge, car désormais contraint d’afficher les prix en gourde.

Difficile de se positionner aujourd’hui, car les autorités expliquent peu où elles vont. À quoi correspond cette appréciation soudaine de la gourde ? Pour quels objectifs ? La lettre de cadrage du projet de budget 2020-2021 du Premier ministre, Joseph Jouthe, soulève davantage de questions que de réponses. Tandis que les recettes de l’exercice fiscal 2019-2020 sont comptabilisés à hauteur de 85.1 milliards de gourdes, gonflé par un dollar qui avait atteint jusqu’à 100 gourdes, les recettes des l’exercice 2020-2021 devraient atteindre 100 milliards de gourdes avec un dollar aujourd’hui autour de 70 gourdes. Il sera intéressant de savoir entre autres, quel taux de change sera utilisé dans les prévisions de ressources globales incluant les appuis budgétaires internationaux. Comment en plus atteindre cet objectif, avec une prévision de seulement 6% de pressions fiscales et une croissance du PIB de 2.4%.

Comment dans cette conjoncture arriver à contenir le financement inflationniste du budget par la BRH, en dehors des bonnes intentions, quand les échéances politiques, économiques et sociales sont nombreuses. Les faibles recettes de l’Etat ont aggravé le déficit budgétaire pour l’exercice 2019-2020 qui a atteint les 3,5 % du PIB, avec des arriérés intérieurs qui ont augmenté et la dette publique qui a atteint 8 % du PIB. La lettre de cadrage précise que le financement de la BRH pour la fin de l’exercice 2019-2020 sera contenu en deçà de 43.9 milliards de gourdes et qu’il sera « compatible aux objectifs de stabilisation du cadre macroéconomique » pour l’exercice à venir. Ce cadre, toujours est-il, prévoit une inflation toujours en hausse autour de 27.3%, de quoi inquiéter les agents économiques qui comptaient sur cette brusque appréciation de la gourde pour protéger leur pouvoir d’achat.

3- Aucun substitut à un changement de modèle financier et économique

Le modèle économique sans grandes ambitions de l’agriculture de subsistance et d’exportation (café, sucre, cacao…) qualifié de « bonheur vivrier » par Leslie François Manigat s’est essoufflé durant les années 1970. Il a survécu jusqu’au début des années 80 en grande partie que par les « Magasins de l’Etat » quand le pays a du recourir à l’administration de certains prix de produits de première nécessité avec un taux de change fixe à 5 gourdes pour un dollar américain. Impossible d’y revenir malgré certaines nostalgies et tentations.

Déjà en 1984, pour lutter contre la dépréciation naissante de la gourde face au dollar et dans le but de maintenir la parité fixe pour faire face à la détérioration des réserves en devises, la BRH instaura le « Programme de contrôle des exportations (PCE) » affectant 50% des recettes d’exportation au paiement de la facture pétrolière. Les revenus générés suite à l’application de cette mesure avaient permis de satisfaire jusqu’en 1988 la demande de produits pétroliers du PCE. La BRH réquisitionnait au taux de 5 gourdes pour un dollar 40% de toutes les entrées en devises. Rapidement le pourcentage retenu est passé à 60%. Cette manne n’avait pas permis toutefois de freiner la dépréciation de la gourde.

L’économie « ouverte libérale » qui a pris le relai après 1986, a échoué à tenir ses promesses, principalement par son incapacité à favoriser le rééquilibrage de la balance commerciale et la réduction du déficit de la balance des paiements. Elle s’est plutôt soldée par des importations massives, la chute drastique des exportations qui aujourd’hui encore peine à atteindre un milliard de dollars, une accélération de la fuite de la main-d’œuvre et des cerveaux, sur fond de chocs politiques.

En 1992, la dépréciation de la gourde s’étant aggravée en raison de l’embargo, la BRH par une simple circulaire a mis fin au régime de change fixe en vigueur depuis 1919. Aujourd’hui, il faut aller au delà des réflexes pompiers monétaires. Que fera la BRH lorsqu’elle ne pourra plus alimenter le marché ? La circulaire 114-2 sur les transferts qui entre en vigueur le 1er octobre 2020 (paiement en gourdes au taux de référence des transferts à tout bénéficiaire ne possédant pas un compte en dollars et répartition des dollars encaissés à raison de 30% pour la BRH, 40% pour les banques et 30% pour les maisons de transfert, sans frais additionnels) est un premier pas, mais ne s’attaque qu’à une infime partie du problème qui relève en grande partie d’autres entités publiques.

Aujourd’hui, il faut une pensée et un modèle économique correspondant aux enjeux de cette nouvelle décennie. Cinq gourdes, vingt-cinq gourdes, cinquante gourdes ou cent gourdes pour un dollar, aucun de ces chiffres n’aura aucune portée durable sur le pouvoir d’achat tant qu’on ne résoudra pas les graves déséquilibres budgétaires et les faiblesses structurelles profondes de l’économie. L’acharnement thérapeutique monétaire de la BRH agissant sur les liquidités, les taux de refinancement et de référence, les réserves obligatoires, les certificats du Trésor a atteint ses limites. La gourde a besoin d’un nouveau modèle économique pour cette nouvelle décennie marquée par l’innovation technologique, l’économie de la culture et de la connaissance, et une préférence de plus en plus vers une agriculture plus respectueuse de l’environnement. Avec sa jeune population, Haïti a une carte à jouer si elle y croit et s’y met,

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