Chronique d’un soir d’horreur
« Mon ami, j’ai tout laissé, tout abandonné, jusqu’à ma vaillance. »
« Nèg yo pran zòn nan !» Une phrase qui revient à chaque fois, tel un refrain d’un cantique funèbre. Elle a ce don de saper tout espoir d’être témoin de la minute suivante. On n’a plus le droit d’espérer quoi que ce soit, en réalité …
Depuis une semaine, chaque jour régulièrement, dans le quartier, l’on reçoit la visite surprise d’individus armés qui veulent … Qu’est-ce qu’ils veulent en fait ?
Ils viennent, sèment la pagaille, pillent, volent, enlèvent et tuent. Et quand tu n’as rien connu de tout ça, l’angoisse vient faire le travail à leur place chez toi. C’est maintenant la réalité de la jungle qui vient s’exprimer dans nos villes : la cohabitation déséquilibrée du prédateur et de la proie.
Lundi, il sont venus. Ils ont tiré ça et là, déambulant dans les rues, une sorte de parade, sauf qu’ils n’ont aucun spectateur, aucun admirateur. Ils n’en veulent pas d’ailleurs. Les gens courent sans savoir où aller, pénétrant dans des maisons dont ils n’ont aucune idée des propriétaires. Les marchands, les enfants, les vieillards, les handicapés : sauve qui peut. Un droit que peu de gens ont, certains se font même abattre froidement en osant s’enfuir.
Mardi, ils sont revenus. Ils ont répété la même chanson, faisant une démonstration de force du même acabit. La seule différence est qu’ils varient l’heure des visites, question d’être surprenants.
Mercredi, les riverains ont guetté leur arrivée, mais ils ne sont pas venus. La journée s’est passée comme l’une de ces journées où l’on vit d’espoir et se berce d’illusions. « Machann pate mete deyò », et l’on a l’impression que la guerre est terminée et que les belligérants ont signé un traité de paix. Sept (7) heures du soir, les voilà qui se pointent, silencieux, toujours dans leur démarche d’être surprenants. Ils sont là.
Jeudi, Ils sont revenus. Ils sont en tournée. En repérage.
Vendredi, c’est enfin le jour où ils vont tout casser, faisant des morts tous les 100 mètres, dans un quartier ou tout le monde se connaît, donc la solidarité est très forte. Où « madan Joseph » a pendant longtemps participé à l’éducation du fils de « Sè Jean » abattu là dans la rue d’une balle dans la tête sans avoir représenté une menace. Mais il était seulement au mauvais endroit au mauvais moment.
Et c’est là que j’ai décidé de tout abandonner, jusqu’à mon courage.
J’ai fait ma valise, celle de ma femme et ma fille, attendant que quelqu’un me dise s’il y a moyen de traverser. Traverser quoi ? Les rues ensanglantées de mon pays. Je ne veux plus rester. Il est six (6) heures du soir, et je dois laisser ma demeure, traverser la grand’rue où se déroule la parade de terreur. Tout ce que je veux, c’est d’éloigner ma famille le plus possible de ce périmètre mortel. De ce périmètre circonscrit désormais par la terreur des individus armés. Silence cadavérique de nos voisins et voisines. Et j’ai pris la route.
« Tu vois, ma chérie, papi a tenu sa promesse », dis-je à ma fille de 5 ans qui voulait qu’on aille se promener depuis quelques jours. Elle marche, bondit de joie. Je me fais un point d’honneur à ne jamais transférer mes problèmes sur cet enfant innocent, qui ne demande que de vivre. Je suis passé par des routes que je ne connaissais pas avant ce soir-là, je m’en fous, car chaque pas m’éloignait de la zone de guerre. On est en guerre, seulement il n’y a aucune opposition. C’est tout simplement un monologue meurtrier.
Je suis arrivé à destination…enfin, une partie de moi est arrivée à destination, l’autre est restée sur place, collée sur chaque mur de ma maison.
Voyez-vous, je suis aujourd’hui comme eux, ces Haïtiens qui ont dû abandonner leur demeure, fruit de leur travail. J’ai aussi abandonné ces habitudes que j’ai cumulées pendant des années entre les quatre murs de ma chambre, car chez quelqu’un d’autre, on ne vit plus.
Ici, c’est avec la peur au ventre qu’on vit, c’est avec la peur au ventre qu’on meurt. Ici, l’horizon s’est voilé depuis la génération de nos aïeux, on en a une idée que dans les livres et les contes. Ici, on est la proie, et l’on vit pour se sauver ou se faire tuer.