À la uneCultureHaïtiHMIMusiqueOpinionsociété

“Sorry To My Ex” de Roody Roodboy : quand le privilège masculin s’invite dans la création artistique

Il est intéressant de voir à quel point des tubes peuvent en dire long sur l’état de nos sociétés. C’est comme s’ils étaient un baromètre pouvant indiquer les tendances du comportement humain et social. Les paroles de ces chansons à succès ne tombent pas du ciel : c’est très souvent en rapport au vécu de l’artiste ou d’un de ses proches collaborateurs. Bref ça part d’une réalité dans laquelle plus d’un est capable de se reconnaître. C’est pourquoi le morceau « sorry to my ex » de l’album Tou9 de Roody Roodboy mérite qu’on lui accorde un tant soit peu d’attention.

Le texte est assez clair. On a un homme qui prétend faire amende honorable. Parce que, semble-t-il, il est devenu mature. Il a grandi. Il veut faire croix sur ses «erreurs de jeunesse» qui le hantaient jusqu’alors. Il n’est pas anodin de préciser que Roody est né vers la fin des années 80. À son âge, si l’on suit sa démarche, ce n’est plus le moment de faire l’andouille ni d’enchaîner les relations comme bon lui semble. Il lui faut la stabilité : une femme, un enfant et un foyer impeccable. C’est précisément ce qu’il a fait. Il coche maintenant toutes les cases d’un homme mûr. Son passé est derrière lui. Bon, on est d’accord qu’il reste un mâle (en plus d’être une star), ce statut lui octroie un droit naturel à l’erreur de temps en temps du moment que cela se passe dans la plus grande discrétion et sans incidence grave sur son foyer. Après tout c’est le sexe privilégié qui peut narrer ses merveilleux exploits tel un Don Juan jusqu’à révéler les prénoms de chaque fille qu’il a eue dans son lit. C’est sûr que dans ses concerts le public ne va pas lui en vouloir. Au contraire, la société l’applaudit. Il fait un bilan de sa vie antérieure: chaque femme qu’il fréquentait devient alors un trophée dont il faut exposer fièrement sur fond de regrets surjoués ou, le cas échéant, à pleurer toutes les larmes de son corps une fois sur scène.

Si ça se trouve, la chanson provoquera un vrai malaise chez ces personnes répertoriées dans le palmarès du chanteur. Pire encore ce dernier affirme que la liste des femmes qu’il nous présente n’est pas exhaustive. Des prénoms qu’il faut taire par manque d’intérêt ou par précaution. Il fallait oser ! Le mieux aurait été de les modifier tous ou ne pas les mentionner du tout.

Très honnêtement je ne comprends pas l’intérêt pour la gent masculine de présenter ses excuses après avoir multiplié les conquêtes ou pour avoir manqué à ses engagements. Encore moins quand on a une fanbase comme Roody Roodboy. Pour la raison évidente que l’on sait tous : la société n’en a cure. Cela relève de la pure manipulation de sa part.

Pourtant Roody n’est pas le premier chanteur haïtien à faire usage de ce procédé. Bien avant lui, Ti joe Zenny avec sa formation musicale Kreyòl-La dans son album « Evolution », avait chanté « avwe laverite ». Même des années plus tôt Jude Jean du groupe K-dans avec le morceau « Move chwa » expliquait qu’il s’était gouré de femme ; c’est-à-dire il n’a pas su choisir celle qu’il fallait entre plusieurs. C’est quoi le rapport me direz-vous peut-être. C’est très simple : toutes ces paroles ont été écrites et chantées que par des hommes. Cela n’a jamais vraiment suscité la polémique. La société s’est toujours montrée clémente envers les hommes infidèles, coureurs de jupons, adultères, violents… Ça passe crème la plupart du temps. Ça fait partie de l’ordre des choses. C’est comme ça.

On ne va pas se mentir : la société offre aux hommes un blanc-seing pour agir de la sorte. On pourra certes faire semblant d’éprouver des remords à l’avenir. Cela ne change pas grand chose. Ce qui est fait est fait.

Entretemps on n’est pas bien là ? À chaque fois qu’on rentre avec une nouvelle fille, toute la maison balance ce sourire espiègle et fier. On envoie le plus jeune nous chercher des capotes dans la supérette à côté. S’il arrive que maman fait la gueule, on demandera à notre pote la clé de sa chambre la prochaine fois. Le fils du voisin qui fait encore pipi au lit nous prend pour modèle et crie dans le quartier qu’il sera comme nous dans 10 ans. Il comprend naturellement ce qui se passe lorsqu’il voit toutes ces différentes silhouettes de jeunes femmes se faufiler en douce vers notre chambre. Fils de prolos ne veut pas dire imbécile.

On sait déjà sur quoi tout ça va déboucher, mais qu’importe ! on aura des nouvelles anecdotes amusantes à partager au comptoir du bar. Et puis on attend d’être arrivé à l’âge de Roody Roodboy pour feindre de n’être plus le même. Quitte à verser des larmes de crocodile.

D’aussi loin que je me souvienne, aucune chanteuse haïtienne ne s’est livrée à la production de ce genre de chansons. Celles-ci sont exclusivement réservées aux hommes. À part Shassy qui avait tenté le coup avec sa chanson intitulée « M damou yon nèg (ki pa pou mwen) ». Mais c’est loin du compte. Une chanteuse qui voudrait vraiment s’y lancer doit avoir un mental d’acier pour encaisser après tous les insultes et harcèlements à répétition. On l’a vu déjà avec la chanteuse Darline Desca à la sortie de son morceau musical baptisé DDSK.

Il y a un ordre socio-culturel répressif à deux vitesses qui tend à exercer une forme de censure sur la liberté de création artistique chez la femme. L’homme peut tout se permettre au nom de l’art contrairement à la femme sous peine d’être taxée de tous les noms possibles ou de récolter de mauvais aprioris sur sa personne. Ce n’est pas uniquement dans le monde musical que cela s’observe d’ailleurs.

Il aura fallu beaucoup de temps et de combats pour finir par admettre que Gabriel Matzneff était un pédophile ayant toujours utilisé la littérature comme prétexte pour étaler au grand jour ses plus infâmes désirs des jeunes filles encore mineures. Dany Laferrière (un de mes auteurs préférés) a écrit son premier roman sans craindre de mettre en scène un personnage qui fait l’amour à des étudiantes dans sa chambre crasseuse et étouffante. C’est un personnage, oui c’est vrai ! Mais ce même Dany des décennies plus tard confie qu’il couchait avec la fille de son propriétaire pour ne pas avoir à payer le loyer et acceptait les avances d’une caissière pour avoir de quoi manger à vil prix. Ainsi pouvait-il se consacrer entièrement à l’écriture de son roman tranquillou ! Notre admirable Dany fut en quelque sorte une « pute », par contre personne ne le dira. Alors que pour Marguerite Duras, j’ai l’impression que dès qu’on crie son nom quelque part c’est pour faire référence à une maison close.

Restons dans la musique, une fois une femme s’en est prise à une autre dans l’un de ses tubes. Parce que le mari de celle-là tomba amoureux de celle-ci. La chanson intitulée Jolene de Dolly Parton reste un caillou dans la chaussure de la sororité ou peut-être qu’elle montre sa capitulation devant l’amour passionnel.

Ne nous étonnons pas des chansons à succès dans lesquelles un chanteur dévoile sans ambages toutes les femmes qu’il s’est tapé. Si la société l’accepte dans son ensemble, il est naturel que les artistes masculins les mettent en musique. Je n’ose pas imaginer en revanche tout le scandale que cela occasionnerait pour une de nos chanteuses de déballer un à un tous les hommes avec lesquels elle a eu des rapports sexuels. Elle ne prendrait même pas ce risque sous couvert de l’art ou de la fiction. Voilà pourquoi « Sorry to my ex » du chanteur Roody Roodboy s’inscrit dans la lignée des tubes qui sont le reflet d’un corps social où rien n’est interdit aux hommes au nom d’une quelconque morale.

Lewis Jean

Adblock Detected

Please consider supporting us by disabling your ad blocker