Haïti

La langue de Makenzy Orcel est-elle une langue vertigineuse ?

Né en Haïti le 18 septembre 1983, il a publié son premier roman (Les immortelles, mémoire d’encrier, 2010) dans lequel il rend hommage au feu écrivain Jacques Stephen Alexis et aux prostituées. Makenzy Orcel est un écrivain sérieux-difficile, un poète rageur et maudit (à la Baudelaire) très remarqué, qui « ne lit que les grandes œuvres ». Son écriture tout comme lui veut être « dans les sous-bassement des choses » en découvrant le monde parce que la littérature, pour le natif de Martissant, Commune de Port au Prince, c’est le voyage. L’enfant bâtard de Proust, Kafka, Jacques Stephen Alexis, de Joyce signe à la rentrée littéraire de l’année dernière, une somme humaine (finaliste du prix Goncourt) un texte puissant. Écrit dans une langue (vertigineuse ?) qui file, fuit et qu’on tente de rattraper, en vain, à l’instar des sables qui glissent entre nos doigts. Il y fait le procès (d’un grand livre) dont l’éternité sonnera la cloche décisive, un jour.

Une somme humaine (Payot et Rivages, 2022) est le nom de ce deuxième volet débuté en Haïti, par l’ombre animale (Zulma, 2016) et qui devrait nous conduire au pays des Yankees (une sorte d’enracinnerance peu de/montrée). Fidèle à son style, l’écrivain, use encore sa langue comme sortir d’une épiphanie pour transcender l’existence où la mort est l’impoyable salut, traduite par cette plongée de l’héroïne et narratrice sous les rails d’un métro à Paris.
Héritier sans testament d’un Davertige (le poète Villard Denis, maitre du vers d’oreille « Omabarigore ») à la poétique confidentielle, on ne saurait reprocher à Orcel une tentative vaine de qui se contente à reproduire le monde sans l’interpréter ou le recréer, d’une langue dont la nausée abonde. Une ballade en manège, plongeant dans l’épaisseur du rêve, même cauchemardesque, au plus fort de la douleur, elle (la langue) vise à transmuer le réel en gerbe de beauté, en densité de vie, avec flux d’images mêlées de mille et une syntaxes malades. Il faut dire que le texte effleure l’écriture cannibalesque du mythique écrivain chilien, Roberto Bolaño.

On constate que c’est un écrivain qui veut donner la parole à son œuvre, par la langue, personnage primaire du roman (orcélien). Le style subtil et mouillé de nuances peut exercer sur le lecteur une espèce de suggestion. Une langue qui évoque un « désir d’éternité », une sensibilité exacerbée et le goût de l’analyse de l’homme intérieur.
L’écriture d’Orcel est absolument spécifique : comme tout grand écrivain. C’est ce que l’on appelle, dans le jargon scientifique, un idiolecte, une façon d’écrire qui lui est propre. On la reconnaît. Or, le fait qu’Orcel soit une voix de la littérature se voit immédiatement dans ceci que son écriture n’appartient qu’à lui. Dans son art, il y a d’abord une situation irréaliste, l’identité des personnages par exemple, mais que, sur cette donnée irréaliste, se développe une sorte de réalisme ou de feinte réaliste du décor, du concret.

Avec un débit muri de débris-mots rangés à la coquetterie d’un maître cruel (un cannibale ?), nous y sommes tombés comme dans un torrent d’images qui nous enlacent (on peut mourir à tout moment étouffé), et nous sommes aussi blessés par une aiguille… – vomir ou pleurer, on a toujours le choix : « je dis ah OK, c’est hyper drôle, les cousins (y en a d’ailleurs un qui a un restaurant juste à côté, dans la rue de mon copain) ont ton âge, ils ont grandi au Togo, parce que leur père était je ne sais pas quoi, et ils allaient eux aussi à ce lycée, et là elle me dit en écarquillant les yeux, ah ouais, comment ils s’appellent, je lui donne leur nom, sans rire, mais c’est la folie, s’écrie-t-elle, c’est des potes à moi, la mère de l’un d’entre eux, donc la tante de mon mec, c’était sa marraine, ils ne s’étaient jamais rencontrés, mon mec et elle, mais se connaissaient par personne interposée, car ils avaient quasiment le même réseau d’amis qui partageaient les mêmes intérêts pour le théâtre et le cinéma, etc., bref, on devient hyper proches, on fête les cinquante ans de ma mère qui venait de décider de quitter le Suisse pour s’installer en France, j’ai monté un spectacle avec elle spécialement pour l’occasion, c’était trop bien, la nana était contente, elle m’a remerciée et tout… »

Et ensuite, dans ce livre-monstre, on pourrait dire qu’il y a une sorte d’humanité, une sensibilité réunie avec une sorte de vide. La complexité des rapports humains. Un petit drame de la mondanité, de l’homme au milieu des autres, qui se joue au détour d’un conte fantastique. Une langue qui ne serait pas étrangère à l’univers Proustien.

On note aussi l’abondance des virgules, des tirets, et des parenthèses. Ce sont des éléments qui introduisent une distance entre ce qui est raconté et le narrateur, et qui divisent la réalité décrite : « …grand-père avait travaillé dur toute sa vie, ourdi toutes sortes de plans, pour que sa famille, ses fils ne manquent de rien, au nom de sa fameuse théorie selon laquelle la vie comporte un ensemble de règles qui, si on les suit de manière formelle, mènent immanquablement aux résultats escomptés, dans ce ordre d’idées, si on lui avait demandé d’aller vendre à la guerre du pinard et des Philip Morris pour attendre son objectif, il l’aurait fait (une façon de dire qu’il ne reculait devant rien, si ça si ça lui permettait de s’enrichir d’avantage),».

*« mais malgré tout ce qui m’y déplaisait (l’incivilité et l’usage de la violence de mes camarades – masculins – comme mode d’expression et d’affirmation de soi, le décalage océanique entre la performance des maîtres et notre discernement d’élèves…), j’avais fini par aimer y aller, car c’était le seul lieu vivant au village, et ça m’éloignait de l’ambiance pourrie à la maison… mais qu’est-ce qu’on s’ennuyait putain, en classe on n’était pas autorisés à parler, à s’exprimer – en d’autres termes participer –, ».

Ainsi, la langue d’Orcel contient une tension entre deux mouvements : le premier est celui de l’observateur serein qui reconstruit le monde par un langage clair ; le second est dans le morcellement. Un caractère réticulé de la logique narrative.

Pour Barthes, « dans un écrivain, il y a quelque chose qui toujours est têtu, toujours est entêté, toujours, finalement, est irréductible – et, par la meme. Il est très difficile d’en parler – et qui est, disons, ce que l’on appelle encore la littérature… ou peut-être l’écriture… »

On pourrait dire que c’est le charme tout simplement. Et c’est cela qui est extrêmement savoureux chez Makenzy Orcel.

Philippe Barthelemy et Rode V.

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