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Pourra-t-on avoir des élections crédibles en 2024 ?

Il est maintenant sûr et certain qu’il ne pourra pas y avoir d’élections crédibles en Haïti en 2023. Et si tous les secteurs concernés ne mettent pas les bouchées doubles, on ne pourra pas réaliser des élections en Haïti en 2024 non plus. Quant aux élections libres, honnêtes et démocratiques, on n’en aura pas tant que les gangs armés demeurent aussi puissants et contrôlent tant la capitale que d’autres zones importantes du territoire national. Selon l’avis des experts impliqués dans des précédentes opérations électorales à l’échelle nationale, pour réaliser des élections acceptables, il faudra au moins 200 jours (environ sept mois), à partir du lancement du processus électoral.

Partons de la base. Le cycle électoral comprend trois principales phases : la période pré-électorale, la période électorale elle-même et la période post-électorale. La première concerne la préparation et la mise en œuvre de la machine électorale. Celle-ci inclut les infrastructures physiques de vote qui regroupent les centres de vote et les centres de réception servant à distribuer et récupérer les matériels électoraux, sensibles et non-sensibles. Les écoles ou les établissements publics sont généralement utilisés à cette fin.

Tous les centres utilisés lors des dernières élections ne sont pas utilisables présentement. Une évaluation est nécessaire en vue de faire une cartographie des centres utilisables et d’établir le besoin de nouveaux centres. Certains critères, dont la sécurité des lieux, sont essentiels pour qu’un lieu soit retenu comme centre de vote. D’où l’importance pour le Conseil Électoral Provisoire (CEP) de procéder à l’évaluation des centres de vote comme préalable à la mise en branle de la machine électorale. Le temps de l’évaluation et de la validation des centres de vote s’estimait à 21 jours dans le chronogramme des activités du projet avorté de référendum du feu président Jovenel Moïse.

Penser à l’évaluation des centres de vote renvoie à la constitution par voie de concours du personnel électoral des structures déconcentrées. Le personnel des structures déconcentrées du CEP, notamment ceux des Bureaux Électoraux Départementaux (BED) et Communaux (BEC), joue un rôle important. Ce personnel aidera le CEP à évaluer les centres de vote à travers le territoire national afin de rendre ces bureaux opérationnels. Le recrutement des membres de BEC et de BED nécessiterait un délai de 29 jours selon le calendrier du référendum préparé par le précédent CEP. Leur formation s’étendra sur une période de 9 jours. La mise en état de fonctionnement des infrastructures et matériels des BEC et des BED prendra environ 30 jours. Il en faudra autant pour la mise en place des BEC dans les communes nouvellement créées. Bien entendu, certains de ces travaux peuvent être réalisés quasi simultanément.

Le recrutement de l’ensemble du personnel vacataire du CEP prendra du temps. Le CEP envisage 15 jours pour la mobilisation et/ou le recrutement des opérateurs de saisie, 15 jours pour la mobilisation et/ou le recrutement des grands formateurs, 45 jours pour la mobilisation et/ou le recrutement des superviseurs de centres de vote, 60 jours pour la mobilisation et/ou le recrutement des membres de bureaux de vote, 30 jours pour la mobilisation et/ou le recrutement des opérateurs techniques du Centre de tabulation et 45 jours pour la mobilisation et/ou le recrutement des agents de sécurité électoraux. Il s’agit d’environ 45 000 personnes à mobiliser.

L’autre point crucial de la phase préélectorale concerne la transmission des données des citoyens par l’Office National d’Identification (ONI) au CEP qui doit se faire 90 jours avant la date des élections. Les citoyens enregistrés par l’ONI moins de 90 jours avant la date des élections ne pourront pas y participer. Selon le calendrier du référendum avorté, il faut compter environ 71 jours pour les activités préparatoires au transfert de données entre l’ONI et le CEP. Le regroupement des électeurs par zone géographique, département et commune aboutira aux différentes listes électorales qui seront affichées aux différents BED et BEC.

Le registre électoral représente une vraie pierre d’achoppement. Idéalement, il faudrait une actualisation de la structure par département, commune, centre de vote et bureau de vote de la population tout entière. À noter que seul le département de l’Ouest compte environ 40% de la population en âge de voter. De cette actualisation découlerait la répartition de la population en âge de voter par région. Et finalement, la liste d’émargement identifie l’ensemble des personnes en âge de voter en précisant leur bureau de vote, lui-même déterminé par leur adresse.

Or, quand on parle d’adresse en Haïti, on ouvre une boîte de pandore. Très peu de ménages disposent d’une adresse formelle directement identifiable. En principe, le bureau de vote de l’électeur devrait se trouver dans un rayon ne dépassant pas un kilomètre. Autrement dit, l’électeur ne devrait pas marcher plus d’un kilomètre pour se rendre à son bureau de vote.

Évidemment, il s’agit d’une exigence électorale quasi impossible à respecter aujourd’hui en Haïti, puisqu’avec le climat d’insécurité actuel, on observe beaucoup de déplacements forcés de citoyens d’une région à une autre. On misera sur l’expérience du CEP en la matière pour proposer aux électeurs une attribution raisonnable de bureau de vote.

La campagne de communication revêt également une importance capitale pour le CEP. Et pour preuve, pour la réalisation du référendum, l’institution électorale avait prévu une campagne de communication, de sensibilisation et d’éducation civique qui s’étendrait sur une période de 143 jours. On peut assumer qu’il en faudra à peu près autant pour les prochaines élections.

L’inscription et la validation des partis politiques ainsi que leurs différents candidats seront également une étape cruciale. Il faudra prévoir une période raisonnable de contestation des décisions du CEP par les candidats et les partis politiques. L’accréditation des observateurs nationaux et internationaux requerra environ 76 jours alors que l’acquisition et la distribution des matériels de vote constituera une étape cruciale également. L’une des étapes les plus importantes demeure le cadre juridique : publication du décret ou de la loi électorale. Les élections sont avant tout un processus légal et juridique.

La déclinaison de cette liste non exhaustive d’activités montre l’importance de la phase préélectorale. Tout le succès du processus électoral en dépend. La tabulation et la publication des résultats font partie intégrante de la période électorale. Puis, viendra la période post-électorale qui comprend les évaluations, l’audit des opérations et les leçons apprises servant au renforcement institutionnel.

Il importe également de noter la participation directe de trois partenaires internationaux dans le processus électoral : le PNUD, l’IFES et l’UNOPS. Le Programme des Nations Unies pour le Développement (PNUD) gère le « Basket Fund », l’International Foundation for Electoral Systems (IFES) s’occupe de la communication et le United Nations Office for Project Services (UNOPS) assure la logistique des joutes électorales.

Pourquoi une telle ingérence étrangère ? La raison semble être assez simple : même aux yeux des acteurs nationaux, cette ingérence semble conférer une forme de légitimité et de crédibilité au processus électoral. Mais elle engendre aussi une sorte de démotivation des experts nationaux qui s’estiment sous-payés et parfois marginalisés.

Le CEP, comme les autres institutions nationales, fait aussi face à un manque criant de compétences locales, ce qui accorde encore plus de poids aux experts internationaux. Qui pis est, le programme américain « Humanitarian Parole » risque de faire perdre au CEP certains des cadres importants dans la mobilisation de la machine électorale. Cette situation risque de conduire le CEP à exiger encore plus de temps pour la conduite des prochaines opérations électorales.

Il importe aussi de souligner que l’accord du 21 décembre prévoyait d’accorder six mois à un groupe d’experts indépendants pour la rédaction de la nouvelle constitution. Il semblerait aussi que le gouvernement actuel n’abandonne pas le projet de réaliser ce référendum constitutionnel avant la tenue des élections. Or, jusqu’à présent, la machine électorale n’est pas encore lancée. En d’autres termes, s’il faudrait réaliser le référendum avant les prochaines élections, celles-ci n’auraient probablement pas le temps d’être réalisées en 2024, et ce, même si le problème de l’insécurité serait résolu, ce qui est très loin d’être le cas.

D’ailleurs, si le référendum devra avoir lieu, il déterminera un nouveau régime politique pour Haïti. La mise en œuvre de ce nouveau régime déterminera la nature des élections à réaliser. Gardera-t-on le Sénat ou pas ? La réponse référendaire modifiera le type d’élections, le nombre de candidats, la taille des opérations électorales ainsi que le calendrier électoral. Si les modifications du régime de gouvernance politique sont profondes, les prochaines élections peuvent attendre encore longtemps.

Il convient de rappeler que des élections contestées se trouvent souvent à la base de l’instabilité politique chronique qui plombe encore le décollage économique d’Haïti. Il ne fait donc aucun doute que les prochaines joutes électorales détermineront l’avenir du pays au moins pour la décennie à venir.

Thomas Lalime

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