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Quelle suite judiciaire sera donnée aux rapports de l’ULCC ?

(TripFoumi Enfo) – L’Unité de lutte contre la corruption (l’ULCC), par le biais de son directeur général, M. Hans J. L. Joseph, a procédé, le mercredi 4 août 2021, à la transmission de dix rapports d’enquête à la justice haïtienne. Rien de nouveau sous le soleil. Déjà en mai 2007, Amos Durosier, de regrettée mémoire, alors directeur de l’ULCC, confirmait avoir conduit des enquêtes sur une douzaine de cas de corruption, dont trois étaient à l’époque envoyés au parquet. La grande question demeure : quelle suite judiciaire a-t-elle été donnée à ces rapports ? La réponse à cette question permettra d’avoir une idée plus claire du suivi qui pourra être fait concernant les dossiers acheminés en 2021.

Cette question est tellement importante qu’elle a été largement débattue lors d’un colloque scientifique organisé en août 2007 par l’ULCC dans le cadre de la finalisation de sa toute première stratégie nationale de lutte contre la corruption. J’en avais fait un large compte-rendu pour le journal Le Matin sur lequel je reviens dans cette chronique.

Ce colloque avait permis d’identifier un des véritables goulots d’étranglement qui empêchent les institutions œuvrant dans le domaine de la lutte contre la corruption et le blanchiment d’argent d’être efficaces. Il s’agit du fameux arrêt de débet à émettre par la Cour supérieure des comptes et du contentieux administratif (CSC/CA) en cas de mauvaise gestion des fonds publics. L’opinion des participants et des intervenants au colloque divergeait autour de l’impérativité de l’arrêt de débet. Rien ne montre que ce problème a été résolu depuis.

Deux principales idées s’opposaient durant ledit colloque. La première, avancée par Me Monferrier Dorval, de regrettée mémoire, conditionne toute poursuite judiciaire contre un haut fonctionnaire public accusé de corruption à l’émission par la CSC/CA d’un arrêt de débet, tandis que l’ULCC avait fait circuler, au cours du même colloque, un texte de 12 pages intitulé « Répression de la corruption en Haïti : renforcement institutionnel, progression des normes et régression de la jurisprudence », où il a pris le contrepied de la position de Me Dorval et d’autres juristes qui justifiaient le caractère incontournable de l’émission de l’arrêt de débet préalable à toute poursuite judiciaire contre un haut fonctionnaire soupçonné de corruption, quelles que soient les preuves fournies par l’ULCC et les autres institutions de lutte contre la corruption.

Fait très important, le commissaire du gouvernement d’alors, feu Claudy Gassant, à qui il incombait de mettre l’action publique en mouvement contre les présumés corrompus et corrupteurs, partageait l’avis de Me Monferrier Dorval. Résultat : les dossiers transmis au parquet par l’ULCC étaient classés sans suite. Tout simplement. L’ancien directeur de l’Office d’assurance des véhicules contre tiers (OAVCT), feu Érick Léandre, a été jugé et condamné sous l’accusation « de détournement de fonds, de corruption, de blanchiment des avoirs et d’association de malfaiteurs » à la suite d’un rapport de l’ULCC ; mais dans son cas, un arrêt de débet a été émis par la CSC/CA. On ne sait pas ce qui en serait advenu si la CSC/CA n’avait pas émis cet arrêt.

D’après la Constitution, seule la CSC/CA détient le pouvoir d’émettre un arrêt de débet. Or, en 15 ans, de 1992 à 2007, avait fait remarquer l’ancien ministre de l’Économie et des Finances Henri Bazin, de regrettée mémoire, dans un exposé sur la reddition des comptes lors du colloque, la CSC/CA avait émis seulement trois arrêts de débet. Fort heureusement, de 2007 à 2021, le nombre d’arrêts de débet émis a augmenté de façon significative. Mais toujours pas assez pour faire face au volume grandissant de soupçons de corruption au sein de l’administration publique.

De 2004 à 2021, l’ULCC a transmis divers rapports au parquet de Port-au-Prince. L’Unité centrale de renseignements financiers (UCREF) y a acheminé également des rapports. On se rappelle le fameux rapport de la Commission d’enquête administrative (CEA), présidée par l’ancien sénateur Paul Denis. Globalement, ces rapports n’ont servi à rien. Il s’agit surtout d’un manque de volonté politique puisque tous les dossiers n’impliquaient pas des hauts fonctionnaires et ne requéraient pas nécessairement des arrêts de débet.

L’ancien sénateur et ministre de la Justice Paul Denis avait tenu à préciser, le mardi 28 août 2007, sur les ondes de radio Vision 2000 où il intervenait comme invité du jour, que dans les rapports produits par la CEA qu’il dirigeait il existait des cas qui n’exigeaient pas d’arrêt de débet dans la mesure où ils faisaient référence à des proches du pouvoir qui n’étaient pas forcément des agents ou fonctionnaires publics. Même pour ces dossiers, le parquet n’y avait pas non plus donné suite. Qui pis est, même quand Paul Denis était devenu ministre de la Justice, aucune suite n’a été donnée à son rapport d’enquête.

De l’inefficacité des institutions de lutte contre la corruption

En fait, on a créé de nouvelles institutions de lutte contre la corruption (ULCC, UCREF, CNMP, IGF, etc.) sans vraiment actualiser ni renforcer le cadre légal en la matière. Une nouvelle loi devrait clarifier et éviter toute confusion et toute éventuelle duplication de tâches entre les institutions oeuvrant dans le domaine de la lutte contre la corruption. Si l’arrêt de débet demeure obligatoire à toutes les poursuites judiciaires contre les hauts fonctionnaires publics, seul l’arrêt de débet de la CSC/CA peut conduire à des poursuites judiciaires effectives.

Mais pour Me Joseph Jean Figaro, qui participait au colloque à titre de responsable du service juridique de l’ULCC, conditionner la poursuite judiciaire des hauts fonctionnaires corrompus à l’émission de l’arrêt de débet, donc à la seule décision de la CSC/CA, c’est ignorer des dispositions de l’article 8 du Code d’instruction criminelle. Cet article donne comme attributions au ministère public, entre autres entités de la police judiciaire, de rechercher les crimes, les délits et les contraventions, d’en rassembler les preuves et d’en livrer les délinquants adultes ou mineurs aux tribunaux ou juridictions spéciales.

Conditionner la poursuite judiciaire des hauts fonctionnaires corrompus à l’émission de l’arrêt de débet négligerait également les dispositions de l’article 30 du code pénal qui fait du détournement des deniers publics d’une valeur supérieure à 25 000 gourdes un crime puni des travaux forcés. Le détournement de montants inférieurs à 25 000 gourdes est un délit puni d’un à cinq ans d’emprisonnement. Évidemment, ces montants comme les lois sont à actualiser.

Comment faire progresser la lutte contre la corruption ?

S’il faut comme préalable à toute poursuite judiciaire un arrêt de débet alors qu’il y en a eu très peu, on peut comprendre que les corrompus pourront poursuivrer leur pratique sans vraiment s’inquiéter. Pis encore, cet état de fait peut amener à questionner l’importance judiciaire des enquêtes de l’ULCC, de l’UCREF et des autres institutions de lutte contre la corruption. Ces enquêtes suffiraient-elles à la CSC/CA pour prendre un arrêt de débet ? Le décret portant création de ces institutions semble muet sur cette éventualité.

La CSC/CA est obligée de mener sa propre enquête en vue de prendre l’arrêt de débet, les travaux de l’UCREF, de l’ULCC et des autres institutions de lutte contre la corruption ne serviront qu’à remplir les tiroirs des parquets. De plus, si les conclusions des rapports de l’ULCC et de la CSC/CA divergent, cela laisse entendre que la préséance sera accordée à la CSC/CA.

Pour pallier ce problème, Me Dorval proposait de revoir les missions de l’ULCC et de renforcer la capacité d’intervention de la CSC/CA. Dans ce cas, il faudrait penser à une section au niveau de la Cour qui serait chargée de statuer sur les rapports produits par d’autres institutions ou qui travaillerait de concert avec les enquêteurs des autres institutions. D’autres participants avaient même recommandé de donner à l’ULCC des pouvoirs coercitifs lui permettant de réprimer, elle-même, la corruption, car sans la répression, la lutte contre la corruption s’assimilerait à un sermon dans le désert. Il y aurait cependant un risque que l’ULCC verse dans des persécutions politiques comme certains leaders politiques le lui reprochent actuellement.

Le parquet a aussi un rôle prédominant dans le cadre de la lutte contre la corruption, étant donné les pleins pouvoirs de son chef. Celui-ci peut classer sans suite à tout moment un dossier de corruption même si les preuves sont probantes. C’est pourquoi les professionnels de la lutte contre la corruption reconnaissent que cette lutte s’avérerait vaine sans une volonté politique ferme. L’exécutif et le judiciaire doivent accorder leurs violons dans le cadre d’une stratégie commune de la lutte contre la corruption, alors que le Parlement doit traduire cette harmonie sous forme de lois devant faciliter la lutte contre la corruption, ce qui passerait par une révision et une actualisation du cadre légal existant.

Sur le plan conceptuel, la lutte contre la corruption n’a pas vraiment progressé depuis la réalisation du colloque de 2007. Comme il n’y a pas eu de volonté politique éprouvée au cours des dernières années, ce n’est donc sans surprise aucune qu’il n’y a pas de résultats probants. Selon les rapports de Transparency International, Haïti est passée de la 153e place en 2005 à la 170e place en 2020 sur un total de 180 pays et territoires en 2020.

Thomas Lalime

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