Haïti

Ossements ivres : quand Adelson Élias dresse le portrait des jours !

Il serait donc très important d’évoquer le moindre parcours de l’auteur : natif de Cité Soleil, où il passa la majeure partie de son enfance. Il débarqua à l’âge de treize-ans (13) dans la ville de Petit-Goâve. Formé en journalisme et en éducation. Animateur culturel et passionné de la littérature avec un parti pris foncé, rouge pour la poésie, cette passion qu’il injectait aux veines des jeunes de ladite cité, dirigeant et animant un atelier de lecture et d’écriture dénommé « Parenthèses littéraires » qu’il a mis sur pied en compagnie d’artistes et de poètes de la ville. Il a déjà deux gros fascicules de poèmes à son actif : Les limbes qui tremblent suivi d’Adlyne de sel et d’eau paru aux éditions floraisons (Haïti, 2021) et Ossements ivres, qui est son tout premier opus, paru au Bruno Guattari éditeur (France, 2019), où il brode, le mieux, le portrait de nos jours.

Juger ? Un exercice pénible, avais-je lu quelque part. Je ne me contente pas de juger l’œuvre, ni de me faire passer pour un critique littéraire, donneur de coups de pouce ou encore un booster. Bêtises ! Ici, je ne me soucie plus que de témoigner mon point de lecture. Du coup, une phrase plante ses talons dans ma tête, comme pour y déposer une plainte : « Ne donner à une œuvre que l’éclairage qui provient d’elle-même », ce commandement verbal de W. Benjamin sent une justesse littéraire humble que les « booster-critique » ignorent tant aujourd’hui.

Éminent poète, pas trop prolifique mais à chaque fois publié, il file au public en douce un véritable « Chef d’œuvre ». Il crée du merveilleux avec sa plume comme le fait la nature avec un arbre. Trouvant, trop fragile et osé le fait de parler de soi (son livre), c’est pour l’une des minces raisons qu’il n’aimerait pas qu’on s’en trompe lorsqu’on parle de lui. S’adhère-t-il à la thèse d’Orcel comme l’est l’écorce à un arbre : laisser parler l’œuvre ? Indubitablement. Oui. Il lâche sans cesse : « J’ai toujours peur d’être une Star », comme une sorte de mantra personnel.

Une poésie qui s’attache au dicible journalier comme l’est une chèvre à son piquet, a pour motif : la violence qui pèse lourd sur les épaules de sa plume, la mort, « inacceptable pour presque tout poète » l’enfance (présente hantise), le paysage, l’amour et la misère qui balaie les villes. Afin d’accoucher ses ressentis, il fait ce qu’il veut avec les mots : les envoyer en l’air, les laisser tomber et les reprendre : un jonglage poétique. Comme il avait été là quand Rimbaud écrivit au peintre Degas : « Ce n’est pas avec des idées qu’on écrit, mais avec des mots. »

Dès l’entrée de jeu du recueil, le poète jette un feu d’artifice au ciel de son univers, masqué de prudence. Embobiné de peur. Quelle peur ? La peur d’être accusé « poète » par les critiques blasés (blagues) ? Ou celle de se claquemurer dans un silence poétique de plomb à défaut d’engagements ou volontariats ? Ne sait-on pas, encore. Mais, ce morceau est, primo, un hommage vibrant rendu aux quelques grands mentors sacrés de la poésie : « Juste quelqu’un qui a peur d’être un jour fermé de brumes et qui – mangé par ce sentiment étrange et lourd – ouvre quelques chemins de graviers le long du mur de la page – contre les ruines du jour, scalpe, ne serait-ce qu’un semblant de terre ferme – dans la rugosité des voyelles – le tronc étroit des mots – juste quelqu’un dont les rêves oublient sèchement comment embrasser les hanches de la mousse et qui – désespéré – la main toute tremblante – jette du vin rouge sur le rideau blanc de langue de Césaire Bobin René Perse Rilke – eau – encens – mains blanches -ma folie ne se penche sur aucune de ces branches ».

En art [poésie], la simplicité n’est pas chose facile. Par contre, on peut être toutefois banal, mais loin d’être simple. « Le luxe d’être simple est extrêmement couteux », écrivait René Guy Cadou (Adelson Élias, est riche Monsieur Cadou). Mais l’œuvre du poète se brinquebale entre simplicité et réalisme excessif. Il est un fin témoin de l’horreur, comme dit le poète Paul Celan : « Nul ne témoigne pour le témoin. » Sa parole poétique nue prend en compte notre quotidien cruel et sanguinaire, nos jours saignants. Il manie fort bien la langue, en des langages clairs. Aussi bien, le poète n’écrit pas en dormant, dans un tout-dit il note, pareil à un peintre qui appose ses couleurs, les grains de sables noirs du quotidien qui se sont envoyés à la mer de son encrier, ce constat que je qualifie, avec la violence, le frôlement de la mort, la tuerie [par des gangs armés qui deviennent la règle] de la radiographie la plus exacte et pure d’Haïti, comme pour poser l’équation moite de l’actuel état chaotique du pays : à chaque pas, un mort : « Je suis de ce lieu – où les rues – n’interrogent pas – le sang – L’oiseau devenu – marbre – sous midi d’été en fleur – étincelle – sur les trottoirs – qui traîne – souffle éteint – de la brise – qui dirait la route – au pollen – où un rêve – accroché – où un frisson de souffle – dans la pierre du vivre – dans l’acier – du vide ». Son verbe retenu se frotte à une conscience politique, qui pour parler emprunte la voix des autres [Souffrants]. Une poésie qui donne parole aux inespérés, aux exilés, aux laissés-pour-compte et à ceux qui veulent vivre dans un climat où la vie s’écrit en pointillé. Dégoupillés sont bien ses poèmes. Il déplore les carnages de rue à rue, fait entendre nettement le bruit des rêves éclaboussés des délaissés. Il revendique la part de vivre des gens aux mains des malfrats aguerris de Port-au-Prince, dans toutes les rues du pays puisqu’il est rigueur des sangs « enfants, adultes, vieillards, civils » qui se heurtent entre eux chaque jour – comme si la mort était un simple bonjour -, il se cramponne au mur d’un frustré et d’un conscient : « s’ils savaient – au moins – qu’ici – les jours étaient faits – pour être terne – et sans bruit – sans bras – sans jambes – et nus – des milliers de rêves – montrant leur chauve – promènent dans Port–au-prince ». Un autre morceau soulève la démarche lugubrement boiteuse, avec insistance : « dans les rues – de mon pays – il y a – séchés – un départ qui attend – et un exil – qui hésite – entre mille mains tendues – où signer un cri – qui traverse à pieds – la mer robuste – dessiner un pleur qui va – grains de sable – se frotter aux os des déplacés ».

Ici, le poète prouve durement que c’est la réalité qui est vraiment confrontée à l’écriture et non l’inverse. Un prétexte pour mieux apprivoiser nos maux, lieu du chant des blessures des autres, voilà en gros ce qu’est Ossements ivres d’Elias. À compléter…

Le recueil est bondé et pétri de belles images, de jeux de mots, de figures de style ainsi que d’autres ingrédients sensibles aux sens poétiques – ce que font que les poèmes en des éclats étincelants du verbe – sont garnis de poésies – comme le réclamait incessamment Pompidou. Prosaïsme haletant, saisissant. À l’envie de cracher ses émois, il rôde inlassablement dans le carrefour des mots. Quand on se fait voyageur le cœur peut être touché [gravement] d’emprise. Comme l’amour de Carême pour Brabant, de Baudelaire pour Paris. Enfin, Tesson pour le voyage. Lui sans mi-dire, il nous écrit comme une pluie fine sa sauvage flamme teintée de quête, de faible et légère nostalgie comme une nuit d’orgie qu’on n’aurait jamais rêvé voir finir, hantise des appâts naturels en un chant plaintif, qui a l’air froid, à l’égard de Barranquilla, une rue jacmelienne : « C’est ta main que recherche Barranquilla – je ne le veux pas l’espace d’un songe – je ne le veux pas sans mémoire – j’ai parfois un amour drôle – j’aime les femmes aux prunelles ramassées de la poussière – aux paumes travaillées de sanglots – que par pudeur – elles cachent – et par souci de figer les rumeurs – j’aime toutes les rues de mon pays – j’ai parfois un amour drôle – j’aime aimer les femmes qui ouvrent à tous les vents possibles – le parapluie de leur tendresse – et porte courageuses – sur leur front – toute la transparence du verbe étouffer – nue – la transgression – du vivre – je recherche ta main, Barranquilla – je le veux long amour de tes yeux – tes yeux fatigués ».

Nous avons tous un être à qui l’on doit tout notre amour, et différend. Mais pas d’amour plus sûre et vraie que celle du parental. Remembrant les conciliabules entre « papa ak pitit ». Il dit tout à son père par le simple biais des mots, en une dégringolade restituée d’un univers fait d’amour pur, agrémenté de déférence. D’un ton ultra léger et plat : « ah, que je te donne si peu de place dans la flaque de passage, ma flaque non réceptive à l’alphabet qui accroche dans l’ivoire du songe – si peu de place, papa ! ». Libertin, charnel qui s’éparpille en fil blanc et noir du désir. Bâti à l’ombre d’une envie de voir un œil de biche d’une giroflée glissée sur son âme, en anomalie. Ce poème est un chemin en son cœur où marche une rupture à peine blanche, et une soif non étanchée : « les désirs – ont les cheveux gris – de toi – à la pointe – de mes doigts qui brulent. »

Ils (écrivains, poètes) tentent toujours de dire le pourquoi de ses écrits, avec les mêmes continus discours, les [toutes] analogues prétentions que l’écriture est un exercice salvateur, un bon enfant, ou une armure protectrice. Je m’étire vite ! Par ailleurs, le passionné de René char, lui, argue : « J’écris – parce qu’il faut – une provocation – à la blessure ». Provocateur qu’il est ! Il penche un peu la tête, confie encore : « J’écris et j’essaie de coudre la coulée de ce qui savent pas écrire l’érosion. »

Il y a des livres qu’on sirote comme un café chaud, qu’on emporte/emportera avec soi où l’on est ou sera par mainmise de la bonté du dicible, ou par prédilection. Là, Ossements ivres, y est bien campé dans cet auréole. Avec ses quarante pages de poèmes-fleuves, ce recueil est sans farce une cohorte de chants vertigineux, amoureux et endoloris, tressés autour du Verbe. Ils sont comme des petites leçons de grammaire, des douces chansons que nous devons savoir par cœur. Ossements ivres, un livre qu’on doit lire et relire, absolument !

PS : Adelson Élias était l’invité d’honneur à l’occasion de la huitième édition de livakte Camping à Petit-Goave(2021).

Vilma Kerby
[email protected]
Membre du C.E.L.A.H (Centre d’études littéraires et artistiques haïtiennes)

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