À la une

Le mémoire de Pierre Jameson BEAUCÉJOUR : une analyse minutieuse des programmes « Car-Wash » à Port-au-Prince

Dans le cadre de cet article, il est question de faire une plongée, sous le prisme d’une démarche analytique, dans le mémoire de licence du sociologue Pierre Jameson BEAUCÉJOUR à la Faculté des Sciences Humaines (FASCH) de l’Université d’État d’Haïti (UEH). Le travail est intitulé : « La production de loisir dans le contexte des mutations urbaines de Port-au-Prince : un cheminement décolonial des programmes Car Wash à Bas Peu-de-Chose. »

I. Ébauche d’une présentation de l’armature du mémoire

Dans ce travail, nous allons procéder à un commentaire analytique du mémoire pour le grade de licence du sociologue Pierre Jameson BEAUCÉJOUR présenté en Novembre 2021 à la Faculté des Sciences Humaines sous la direction du professeur Alain Jean : « La production de loisir dans le contexte des mutations urbaines de Port-au-Prince : un cheminement décolonial des programmes Car Wash à Bas Peu-de-Chose. » Dans un premier temps, nous présenterons la structure du texte et la répartition des différents chapitres et des sous-chapitres. En deuxième lieu, nous essaierons de présenter les démarches théorique et méthodologique dans lesquelles il a inscrit son travail et finalement, nous donnerons un résumé informatif de ce travail de recherche et un commentaire analytique.

1.1. Structure du travail

Ce travail de recherche se divise en six (chapitres) qui, respectivement, se subdivisent en plusieurs sous-chapitres. En fait, le premier porte sur la construction de l’objet d’étude à partir du modèle du sociologue Cyril Lemieux (2010). Ce premier chapitre est une mise en évidence de la non congruence entre les discours tant universitaires et du sens commun qui existent sur la question de loisirs dans le contexte des mutations urbaines de Port-au-Prince et les nouvelles pratiques de loisirs des classes populaires. Le deuxième chapitre présente une critique de la conception occidentalocentrée de la sociologie de loisirs dominante et l’ébauche d’une sociologie de loisirs qui articule mieux avec les sociétés non occidentales en s’appuyant sur le dynamisme des classes populaires à travers une grille de la pensée décoloniale et une présentation des thèses d’Henri Godard sur les mutations urbaines de Port-au-Prince. Dans le troisième chapitre, on trouve la démarche méthodologique et dans le chapitre quatre, la présentation du quartier de Bas Peu-de-Chose comme espace de loisirs et des mouvements Hip-Hop. Le chapitre cinq présente les activités « Car Cash Party » comme vecteur de création de loisirs collectifs et comme phénomène qui met en branle un ensemble de paramètres comme la reproduction sociale et économique, la création de liens sociaux, de loisirs… et finalement, le rapport que l’État entretient avec ces activités produites par les classes populaires.

Dans ce travail, BEAUCÉJOUR se révèle d’une créativité exceptionnelle dans la façon de titrer les différentes parties de son travail de recherche. Cette inventivité est un atout pour développer l’imagination et la capacité organisationnelle du travail intellectuel mais aussi un témoignage d’une pratique assidue d’écriture et de lecture du jeune chercheur. C’est un atout !

1.2. Perspectives théorique et méthodologique

Dans le cadre de ce travail de recherche, le sociologue BEAUCÉJOUR a inscrit son travail dans les traditions de pensée décoloniale qui se veut à la fois une posture épistémologique qui tend à rendre visible les connaissances produites par les classes populaires. Cette posture épistémique s’articule avec le RAP ( Recherche-Action-Participative) qui est une méthode de recherche et une posture théorique et épistémologique qui vise à rompre avec l’imitation intellectuelle des sociétés occidentales et surtout, à produire une sociologie engagée qui tient compte des réalités locales des pays périphériques, une sociologie du « dévoilement ». Et, par son approche pluridisciplinaire, cette pensée priorise une vision d’ensemble de la réalité sociale et tente, par ce moyen, de mettre en évidence les rapports de domination et d’occultation entre l’État, les classes sociales, la structure économique et, finalement, cette approche permet de saisir le phénomène dans son évolution historique en relation avec d’autres phénomènes, c’est-à-dire comme une réalité historique née dans un contexte particulier et en interrelation non isolée avec les autres phénomènes.
Dans le cadre de ce travail de recherche, cette pensée joue aussi un rôle avec une triple dimension, à savoir : épistémologique, méthodologique et politique. Épistémologique dans le sens qu’elle permet une rupture avec les traditions de pensée occidentale qui ferment les yeux sur un ensemble de réalités et, ipso facto, à proposer une autre vision centrée sur une forte conceptualisation ; méthodologique, elle permet l’articulation entre le savoir populaire et le savoir universitaire et en dernier lieu, d’une dimension politique où elle montre la capacité créatrice des classes populaires.

En jouxtant des techniques de recherche dans une approche inductive, c’est-à-dire qui part d’un constat pour ensuite aboutir à des conclusions plus ou moins générales, cette étude utilise la méthode qualitative pour produire les données en mettant un accent particulier sur les acteurs, sur leurs représentations et compréhensions. Ajoutées à cette démarche des techniques comme l’observation, l’entretien semi-dirigé, l’entretien de groupe et analyse de documents, entretiens informels…

1.3. Résumé informatif du mémoire :

Le problème de loisir en Haïti dans le contexte actuel se manifeste par une quasi absence d’équipements de loisirs due à des manques de politiques publiques intimement liés à la redevabilité de l’État envers la population mais parallèlement par une disparition progressive et presque totale des espaces de loisirs et divertissements collectifs, comme les salles de cinéma, de sports, de théâtres, etc. Ces disparitions s’inscrivent, à la suite de Godard, dans le contexte des mutations urbaines de Port-au-Prince, c’est-à-dire comme étant un ensemble de transformations socio-spatiales de la ville de Port-au-Prince résultat d’une croissance de sa population et qui affecte sa structure à plusieurs niveaux. Ces mutations s’accompagnent d’une « déformation et une reconfiguration sociale du système urbain. Elles favorisent l’avènement de nouveaux phénomènes urbains et aggravent également les problèmes urbains ». Tenant compte de ces constats, il est courant d’entendre qu’il n’y a pas de loisirs en Haïti, à Port-au-Prince en particulier. Ce discours à la fois universitaire et du sens commun ferme les yeux sur un ensemble de nouvelles pratiques de loisirs qu’on observe dans la société haïtienne depuis quelque temps et, de plus, réduit la notion de loisirs à des simples questions d’espaces et d’équipements de loisirs.

Le mémoire de Pierre Jameson BEAUCÉJOUR : une analyse minutieuse des programmes « Car-Wash » à Port-au-Prince

Voulant dépasser ce discours qui s’enferme dans l’immédiateté des constats effectifs sur les lieux de loisirs et les équipements de loisirs en Haïti « ce travail tente à saisir comment des classes populaires produisent-elles leur pratique de loisir dans le contexte des mutations urbaines de Port-au-Prince ? ». Ainsi, à partir d’un effort théorique important et d’une conceptualisation poussée et des techniques de recherches comme la participation observante, l’entretien… cette étude montre, choisissant comme Observatoire le quartier de Bas Peu-de-Chose et comme cas, les deux premières éditions des Programmes « Car Wash » (2019, 2020), que les classes populaires produisent leur activité de loisir entant qu’un loisir de proximité par la dynamique de production d’un espace collectif (un espace produit avec l’activité, pour l’activité et par l’activité) à laquelle entrechoque l’orientation socio-historique de l’État haïtien compte tenu de sa nature répressive ».

En effet, ce phénomène social total met en branle un ensemble de sphères de la société et joue un rôle important dans la dynamique de création de la classe populaire. Ainsi, cette production d’espace collectif permet la reproduction sociale à un double niveau : économique et besoin de loisirs ; l’aménagement d’un cadre de socialisation dans le cas de Port-au-Prince, une réanimation de la ville. Parallèlement, ce travail met en exergue le rapport antipopulaire qu’entretient l’État avec ces activités de loisirs. Ce rapport s’articule entre une absence totale de protection des participants, du clientélisme et surtout, d’une répression contre les membres sans aucune forme de procès.

1.4. Apport théorique, empirique du travail et commentaires

À partir d’un dépassement des théories sur la sociologie du loisir comme les théories fonctionnalistes qui montrent que le loisir sert à maintenir l’équilibre dans la société et les études marxistes sur le loisir qui montre que dans le cadre d’une société socialiste le loisir « temps libre » est une conquête du socialisme et dans le cas des sociétés capitalistes l’autre face de la médaille d’une même pièce, le temps libéré par le travail. Cette conception du loisir est limitée dans le sens qu’elle ne permet pas une appréhension des sociétés qui n’ont pas connu des révolutions industrielles comme Haïti. Ainsi, le travail de Pierre Jemeson BEAUCÉJOUR permet un progrès théorique assez important. On passe d’une conception du loisir en tant que temps libéré par le travail et d’une simple évasion individuelle à une conception qui considère le loisir comme un fait social total répondant à un véritable besoin dans la société haïtienne. Voici, brièvement, l’apport théorique de ce travail à la sociologie du loisir.

Conjointement, ce travail répond à un besoin empirique sur une thématique presque absente dans la littérature scientifique en Haïti. Elle permet de comprendre la question du loisir non seulement dans l’absence presque totale des équipements de loisirs mais aussi dans la disparition des espaces de loisirs dans le contexte des mutations urbaines de Port-au-Prince. Donc, de manière empirique le loisir n’est pas les équipements et les espaces de loisirs mais toutes formes d’activités qui répondent à ces trois fonctions principales : une fonction de délassement, une fonction de divertissement et une fonction de développement de la personnalité indépendamment des conditionnements matériels et traditionnels. « Ces trois fonctions sont complémentaires et étroitement liées. Elles coexistent et s’opposent selon la situation. Elles sont aussi présentes dans chaque activité de loisir à des degrés divers. »

Parallèlement à ces deux apports à la fois théorique et méthodologique de ce travail de recherche, quelques préoccupations martèlent notre esprit depuis notre première lecture de ce travail. En fait, comme le montre cette étude, l’activité des programmes « Car Wash » se réalise comme alternative à l’absence des espaces de loisirs qui relèvent des devoirs de l’État envers la population. En ce sens, on se demande si le « Car Wash » n’a pas également une fonction politique qui, en conséquence, déresponsabilise l’État dans ces fonctions régaliennes. On peut bien admettre qu’historiquement l’État haïtien a toujours été un État antipopulaire mais on se demande dans quelle condition ces activités alternatives de loisirs participent à fabriquer le consentement de la classe populaire face à l’irresponsabilité de l’État ?

Deuxièmement, c’est le concept même de loisir qui soulève notre attention, c’est-à-dire le loisir comme besoin social « sensation de manque, d’insatisfaction collective » en Haïti. Ce point de vue, nous l’admettons, est tout à fait correct mais il ne nous permet pas de saisir la dimension anthropologique de la notion de loisir en Haïti tant et si bien qu’il est difficile de délimiter la frontière existant entre le loisir comme activité surajoutée dans le quotidien du peuple Haïti. Le peuple haïtien n’est-il pas, à la suite de Jean Price Mars (1928), un « peuple qui chante et qui souffre, qui peine et qui rit, un peuple qui rit, qui danse et se résigne. De la naissance à la mort, la chanson est associée à toute sa vie. Il chante la joie au cœur ou les larmes aux yeux »?

De surcroît, c’est le « rapport antipopulaire » que l’État entretient avec ces activités de loisirs. En fait, même si cette recherche est un travail d’exploration, il y a un variable assez important qui échappe à BEAUCÉJOUR, c’est le rapport de l’État avec les différents quartiers populaires en Haïti. L’Etat n’entretient pas le même rapport avec un quartier populaire comme Martissant et un quartier populaire comme Jacquet Thybull ou Citée Pierre. Donc, le rapport de l’État avec certaines activités de loisirs dépend, pro parte, de l’histoire de ce quartier avec l’État. Sinon comment expliquer la non intervention de l’État dans ces quartiers susmentionnés qui ont organisé des activités de ce genre ?

En somme, ce travail est d’une importance capitale pour la sociologie. Il ouvre la voie sur un champ de recherche qui reste encore inexploré en Haïti. Toutefois, si le travail de BEAUCÉJOUR a mis en évidence la capacité créatrice des couches populaires dans le contexte des mutations urbaines de Port-au-Prince, articule le savoir populaire et le travail universitaire, il y a des pans de ce phénomène qui méritent qu’on leur accorde une attention particulière. On peut citer les conflits entre les différents groupes de ces quartiers pour l’appropriation des espaces de rue dans le but de contrôler exclusivement les sphères lucratives comme les ventes de bières, de nourritures, entre autres ; la susceptibilité de ces activités de transformer en des lobbies politiques, etc.

Par Maxo SAINT-LOUIS,
Étudiant en sociologie à la Faculté des Sciences Humaines (FASCH)

[email protected]

Adblock Detected

Please consider supporting us by disabling your ad blocker